Ukraine, conflit de mémoires
Le 24 février 2022, la Fédération de Russie envahit l’Ukraine. Son objectif ? « Protéger » les séparatistes pro-Russes du Donbass et renverser le pouvoir « nazi » à Kiev. Alors que l’armée russe pensait « libérer » les Ukrainiens, « son peuple frère », elle découvre une résistance acharnée de l’ensemble de la population. Une farce nourrie par deux visions historiques concurrentes, russe et ukrainienne, qui mènent à des actions politiques divergentes. Iaroslav Lebedynsky, historien franco-ukrainien spécialiste de l’Ukraine (Inalco), revient sur ces nombreuses discordances historiques. Il bat en brèche les idées reçues sur la « création de l’Ukraine par Lénine », le lien entre « les trois peuples frères » ou le rôle des nationalistes ukrainiens durant la Seconde Guerre mondiale. Voyage des États de la Russ', en passant par les Cosaques et les révolutions ukrainiennes, jusqu’à la guerre de 2022.
Réalisation : Amanda Breuer Rivera
Production : Universcience
Année de production : 2022
Durée : 42min00
Accessibilité : sous-titres français
Ukraine, conflit de mémoires
On écrit toujours l'histoire d'un peuple de façon rétrospective : on part de son existence actuelle et on cherche ses racines dans un passé de plus en plus lointain. Les Ukrainiens n'ont pas toujours été les Ukrainiens, mais on peut chercher ces racines jusqu'en pleine antiquité. Les sources les plus anciennes sur l'histoire de ce qui est aujourd'hui l'Ukraine remontent, de façon assez amusante, au personnage que l'on appelle "le père de l'histoire". Hérodote, qui consacre une partie importante de son oeuvre à ce qui est à son époque la Scythie, le pays des Scythes, qui correspond à 80 ou 90 % à l'actuelle Ukraine. Ensuite, nous avons une historiographie médiévale, c'est la fameuse "Chronique des années écoulées", rédigée à Kiev par des moines à partir du 11e siècle, et prolongée par des chroniques locales comme la chronique de Galicie-Volhynie. Nous avons une nouvelle vague historiographique durant la période cosaque des 17e et 18e siècles. Ces chroniques préfigurent directement l'écriture d'une histoire préscientifique puis scientifique ukrainienne au 19e et au 20e siècle. L'identité ukrainienne, traditionnellement, se définissait par un certain nombre de critères objectifs comme la langue, la culture populaire, qui donnaient une personnalité distincte. Aujourd'hui, si la langue reste un marqueur extrêmement important, et d'ailleurs un sujet de controverse violente en Ukraine et entre l'Ukraine et la Russie, on assiste à une modernisation de cette personnalité ukrainienne, qui aujourd'hui est davantage attachée à la terre, à l'État, à l'intégrité de cet État et à son indépendance. On voit très bien comment la guerre en cours, non pas depuis février 2022 mais depuis 2014, avec l'annexion de la Crimée et les événements du Donbass, a soudé toutes les catégories de la population ukrainienne y compris les plus éloignées de l'identité ukrainienne traditionnelle. Le président Zelensky en est un personnage emblématique sous ce rapport. Zelensky est originaire de la minorité juive d'Ukraine, et c'est un russophone de naissance. Donc il est l'inverse absolu du portrait traditionnel du nationaliste ukrainien tel qu'on peut se le figurer du côté russe. Il y a ce glissement d'une identité essentiellement ethnolinguistique, une espèce de tribu ukrainienne défendant sa langue et ses traditions, vers un État-nation de type plus moderne et dont l'argument principal face à la Russie, aujourd'hui, est le respect du droit international et de l'intangibilité des frontières. Cette idée de... l'appartenance commune des Ukrainiens, Biélorussiens et Russes, remonte très loin dans le temps. Elle remonte à l'Empire russe et même à la Moscovie, avec cette idée que les Ukrainiens seraient une variante de l'ensemble russe, une espèce de tribu russe perdue qu'il faudrait rattacher au troupeau. Les premières manifestations de cette idée datent sans doute de l'époque où la Moscovie des tsars a commencé à revendiquer l'héritage de l'État médiéval de Kiev. De cette Rus' ou Ruthénie qui unissait les ancêtres des Ukrainiens, des Biélorussiens et des Russes. Il s'agissait à l'époque d'une revendication essentiellement de nature dynastique et aussi religieuse, la Moscovie étant le seul État orthodoxe demeuré indépendant. Ensuite, à l'époque impériale russe, ça s'est traduit par une négation radicale de l'identité ukrainienne. Les Ukrainiens n'existaient pas en tant que peuple. C'était des Petits-Russiens, leur langue était un dialecte du russe et leur histoire n'avait de sens qu'à intérieur d'un schéma historiographique russe global. Celui qui est repris aujourd'hui par Vladimir Poutine. Bien entendu, l'opinion des Ukrainiens, qui sont les premiers intéressés sur la question, est assez différente. Et les faits ne vont pas dans le sens d'une identité fondamentale entre Ukrainiens et Russes. Sur cette affaire de communauté des Russes, des Biélorussiens, des Ukrainiens, il faut partir des Slaves orientaux. Slaves orientaux qui sont au 8e, 9e siècle un ensemble de tribus occupant le nord de l'actuelle Ukraine, la Biélorussie, une partie de la Russie actuelle. Il n'y a pas de raison de penser que ces Slaves orientaux constituent un peuple ou une ethnie unique au sens moderne du terme, pas plus que les Slaves méridionaux ou les Slaves occidentaux de l'époque. Simplement, contrairement aux Slaves occidentaux ou méridionaux, les Slaves orientaux connaissent une période d'unité politique. Ils sont unis à partir de la fin du 9e siècle par une dynastie d'origine scandinave, d'ailleurs, dans un vaste corps politique qui s'appelle la Rus'. Rus' qu'on ne peut pas décemment traduire par Russie. Russie en français traduit "Rossïïa", qui est le nom de la Russie au sens actuel du terme. Alors on peut conserver le nom de Rus', on peut jouer sur la variante latine et parler de Ruthénie kiévienne... En tout cas il faut soigneusement distinguer ces deux notions. Personne n'aurait l'idée d'assimiler l'Empire romain et la Roumanie, par exemple. Cette Rus' ou Ruthénie kiévienne a existé sous sa forme unitaire assez peu de temps : du 10e au début du 12e siècle. Et dès les années 1130, elle commence à éclater en principautés indépendantes qui conservent une certaine forme d'unité due à la religion commune, à la tradition politique commune, à l'organisation commune, et aussi à une langue littéraire commune. Les principaux groupements, les plus puissantes de ces principautés, commencent à préfigurer la future tripartition des Slaves orientaux en Biélorussiens, Ukrainiens et Russes. Nous avons au sud un groupe de principautés extrêmement puissantes et dynamiques sur le plan politique et culturel : la Galicie et la Volhynie, souvent unies entre elles, et qui dans le sud de la Rus' kiévienne, héritent des traditions politiques de Kiev. Le développement important au 12e, au 13e, au 14e siècle de cette Galicie-Volhynie est un démenti à la vision historique russe, qui postule une espèce de continuité directe et exclusive entre Kiev et Moscou. Qu'est-ce qui fait un peuple ? Vous avez la vision dite traditionnellement allemande, qui insiste sur les critères extérieurs : la langue, la culture populaire etc. Et la vision française qui insiste sur la volonté de constituer un groupe distinct des autres. Les deux définitions du peuple et ensuite de la nation politique sont applicables à l'Ukraine. Dès la fin de la période médiévale, par exemple, la langue ukrainienne est distincte de la langue russe. La culture populaire ukrainienne, qu'il s'agisse de costumes, d'architecture, de cuisine, tout cela est différent de ce qui existe en Russie. Et on peut y ajouter quelque chose qui me tient beaucoup à coeur, c'est le fait que la tradition politique ukrainienne est radicalement différente de la tradition politique russe. Et que ça conditionne une façon d'être une façon de vivre en société, une façon de penser l'État, le sujet, puis le citoyen et la politique, qui ne sont pas la façon russe. La tradition politique ukrainienne s'est développée dans le cadre des États de Lituanie et de Pologne. États qui contrôlent l'essentiel des territoires de l'actuelle Ukraine à partir des années 1340, et pour une période bien plus longue que la période de domination russe. Ces États sont des monarchies, mais des monarchies aristocratiques qu'on peut qualifier de pré-parlementaires, avec des systèmes d'assemblées nobiliaires qui contrebalancent le pouvoir du souverain, et des systèmes qui préfigurent l'État de droit. Le système moscovite est un système d'autocratie absolue dans lequel seul le souverain a le pouvoir et ne rend de comptes qu'à Dieu. Les peuples, les nations n'ont pas de date de naissance. Le nom d'Ukraine est très ancien, il est connu dès 1187, mais il a bien entendu une application limitée, il ne s'applique pas à tout le territoire ukrainien actuel. Je pense que c'est un processus de mûrissement lent, à travers l'administration lituanienne, la domination polonaise, et que probablement la cristallisation d'une conscience disons proto-nationale ukrainienne se produit à l'époque cosaque dans le cadre de ces structures qui sont particulières à l'Ukraine. Puisque même si le phénomène cosaque sous ce nom existe également dans le sud de la Russie, il a connu une évolution très différente, et la cosaquerie ukrainienne est vraiment quelque chose d'unique dans l'histoire de l'Ukraine. Elle a probablement contribué, par exemple, à différencier définitivement les Ukrainiens et les Biélorussiens, qui étaient encore très proches au sein de l'État polono-lituanien. Le sens du nom de Cosaque, c'est le dissident, le fugitif. C'est un terme turc. C'est une vieille tradition dans les steppes que cette vie de Cosaque, de groupes militaires indépendants un peu mercenaires, un peu brigands, parfois un peu marchands. À partir des années 1490, nous voyons apparaître en Ukraine centrale des groupes permanents de Cosaques, composés d'Ukrainiens qui mènent cette vie cosaque, à la limite de la steppe. La steppe qui, à l'époque, est contrôlée par les Tatares de Crimée et leurs suzerains les Turcs ottomans. Ces groupes cosaques se renforcent notamment à la faveur de la fuite vers les steppes de paysans soumis au servage, qui apparaît à la fin de la période lituanienne et qui surtout se développe beaucoup à l'époque polonaise. Les Cosaques offrent un contre-modèle, un modèle de démocratie guerrière, un modèle égalitaire, un modèle électif où tous les chefs sont élus et peuvent être révoqués par une assemblée où chacun a droit de vote égal, donc un modèle très attractif. Et en outre, à la fin du 16e siècle, les Cosaques d'Ukraine deviennent les protecteurs de l'orthodoxie. Et toutes les grandes révoltes cosaques, qui commencent à la fin du 16e siècle, ce n'est pas un hasard, brandissent le drapeau de l'orthodoxie à la fois contre les Ottomans et les Tatares, et contre le pouvoir polonais catholique. La population se reconnaît dans ces Cosaques, elle aspire à ces merveilleuses libertés cosaques qui sont idéalisées dès cette époque, et les Cosaques commencent à devenir l'embryon d'une structure politique en Ukraine centrale. Aujourd'hui, le mythe cosaque est partagé par l'ensemble de la population ukrainienne. C'est la pénétration, en fait, des idéaux cosaques, d'un certain nombre de pratiques cosaques, dans la vie ukrainienne réelle. On a pu voir au moment de la révolution orange de 2004, au moment de la révolution de la dignité de 2014, et à l'heure actuelle dans la façon dont l'armée ukrainienne se bat et dont la population ukrainienne soutient cette armée, des réminiscences très claires, non pas du mythe cosaque mais de pratiques cosaques; de ce système d'auto-organisation, d'autodiscipline très forte, de cette capacité de petits groupes à se débrouiller dans toutes les situations, et aussi dans ce système de démocratie directe qui a poussé certains maires de villes menacées par les Russes à convoquer la population, à la convoquer physiquement pour demander si elle souhaitait capituler, résister, etc. Ce sont des pratiques totalement inimaginables en Russie, par exemple. En 1648, un chef cosaque du nom imprononçable de Bohdan Khmelnytsky, - Mérimée a écrit sa biographie et a dit qu'il occuperait la même place dans l'histoire européenne que Cromwell pour les Anglais, si son nom était accessible aux Occidentaux. Ce Khmelnytsky organise cette grande révolte de 1648, qui aboutit à la création d'un véritable État cosaque ukrainien sur les deux rives du Dniepr. Cet État essaye pendant plusieurs années de trouver sa place dans le système polonais, de négocier, en fait, un système d'autonomie qui mettrait plus ou moins l'Ukraine cosaque à égalité avec la Lituanie. Et lorsque cette évolution s'avère impossible les Cosaques se cherchent d'autres protecteurs. L'Empire ottoman ? Qui promet une autonomie équivalente à celle de la Moldavie ou de la Valachie. Ou la Moscovie, qui est à l'époque la puissance protectrice des orthodoxes. Et en 1654, les Cosaques d'Ukraine passent sous la protection du tsar de Moscovie. Dans des conditions extrêmement ambiguës. Pour le tsar, c'est l'acquisition de nouveaux territoires et de nouveaux sujets. Pour les Cosaques, c'est le remplacement du roi de Pologne comme tuteur par le tsar de Moscovie, avec une très très large autonomie et la garantie, en fait, de leur statut non seulement comme armée, mais comme administration de ce territoire cosaque. Et des incidents tout à fait révélateurs ont lieu au moment de la conclusion de l'accord de 1654. Notamment le fait que si les Cosaques doivent jurer fidélité au tsar de Moscovie, le représentant du tsar refuse de jurer le respect des accords au motif que le tsar étant autocrate ne peut pas s'engager envers ses nouveaux sujets. Du coup, une partie des dirigeants cosaques refusent de prêter serment. Ça débouche sur toute une série de guerres, guerres entre les Cosaques d'Ukraine, la Pologne, la Moscovie, l'Empire ottoman qui intervient également, et qui se soldent en 1667 et 1686 par un partage de cette Ukraine cosaque entre Moscovie et Pologne. Et à partir de là, la Moscovie, le futur Empire de Russie, a pris pied fermement à l'est des territoires ukrainiens. Ces territoires désormais partagés, les institutions cosaques continuent d'exister. Elles dépérissent du côté polonais, elles se maintiennent du côté moscovite, même sous une surveillance extrêmement étroite. Une surveillance qui d'ailleurs en 1708 provoque le changement de camp du célèbre hetman Ivan Mazepa. En pleine guerre entre la Moscovie et la Suède, Mazepa rejoint le camp suédois en expliquant dans une proclamation que le protectorat moscovite conduit à l'extinction des libertés cosaques, à la suppression de l'identité ukrainienne, et que donc il convient de changer complètement d'orientation géopolitique. Mais c'est la Moscovie, c'est Pierre 1er qui l'emporte. Malgré tout, pendant quelques décennies les institutions cosaques continuent d'exister en Ukraine orientale. Et le grand tournant se produit à la fin du 18e siècle. Catherine II est animée d'une volonté toute allemande, - c'est une princesse allemande -, de rationalisation de son empire et d'alignement juridique et constitutionnel de l'ensemble des territoires. En outre pour elle, la partie russe à l'époque de l'Ukraine est un territoire extrêmement sensible, puisqu'il se trouve à la fois à la frontière de la Pologne et à la frontière des territoires tatars et ottomans. Dans les années 1760-1780, Catherine II liquide par étapes le statut de cosaque tel qu'il existait depuis la fin du 15e siècle. Les territoires ukrainiens de la Russie sont alignés sur le droit commun russe et partagés en provinces. C'est le début de tout un processus de russification à la fois politique et culturel. Mais à la même époque, deux autres bouleversements se produisent dans la situation des territoires de l'actuelle Ukraine. C'est d'une part le partage de la Pologne, et donc l'annexion par la Russie des territoires Ukrainiens qui étaient demeurés polonais. Désormais la Russie contrôle presque tous les territoires ukrainiens. La seule exception notable étant la Galicie qui à l'époque des partages de la Pologne devient autrichienne. Et le second bouleversement, c'est la conquête par cette même Russie des steppes de l'actuelle Ukraine méridionale, donc des territoires ottomans et tatars, y compris l'annexion de la Crimée en 1783 et l'ouverture de ces territoires à la colonisation. Une colonisation de peuplement par des éléments divers : des Grecs, des Allemands, des Bulgares, mais en majorité des Slaves et en majorité des Ukrainiens. Donc quand commence le 19e siècle, la situation de l'Ukraine est radicalement différente de ce qu'elle était un siècle plus tôt. La plus grande partie de l'Ukraine, du territoire ukrainien, appartient à la Russie, le reste appartient à l'Autriche. Et c'est une situation qui dure de la fin du 18e siècle à la guerre de 1914. Donc pendant un très grand 19e siècle. Le 19e siècle est une période paradoxale où sur les cartes politiques il n'existe pas d'Ukraine, mais c'est aussi l'époque où l'identité ukrainienne se cristallise véritablement et où naît un sentiment national ukrainien moderne. L'un de ses fondements est bien entendu le souvenir : souvenir de la période cosaque, souvenir de périodes plus anciennes, notamment le royaume de Galicie-Volhynie au 14e siècle, mais c'est plus immédiatement la langue. À partir des années 1830-1840, elle est à nouveau codifiée par différents auteurs, tant en Ukraine russe qu'en Galicie, sur la base des parlers populaires. C'est-à-dire d'une manière qui est immédiatement accessible au peuple et lui révèle donc, d'une certaine manière, sa culture. Suivent les revendications politiques durement réprimées par le pouvoir russe, un peu plus libéralement admises par le pouvoir autrichien en Galicie, et à la fin du 19e siècle, la constitution de partis politiques ukrainiens, avec des revendications d'autonomie voire d'indépendance et des programmes sociaux et politiques qui représentent toute une gamme d'opinions. Cette modernisation de l'identité ukrainienne explique qu'au moment où tombe, à la fin la Première Guerre mondiale, l'Empire russe puis l'Empire austro-hongrois, les Ukrainiens soient, d'une certaine façon, prêts pour l'aventure d'une première indépendance. L'Ukraine russe proclame son indépendance au début de 1918, l'Ukraine occidentale, la Galicie, la suit en novembre 1918, et ces deux États ukrainiens s'unissent par une déclaration solennelle le 22 janvier 1919. C'est l'une des dates fondatrice de l'histoire ukrainienne moderne, et c'est une date qui rappelle que, contrairement aux élucubrations de M. Poutine, ce n'est pas Lénine qui a inventé, qui a tracé l'Ukraine moderne. La première indépendance ukrainienne a duré de 1917-18 à 1920-21. Elle a été relativement brève et extrêmement chaotique. L'Ukraine indépendante a connu trois régimes politiques successifs : une première république, une quasi monarchie avec une restauration cosaque et un hetman à sa tête en 1918, une seconde république, sans compter l'Ukraine soviétique que les Bolcheviques construisaient parallèlement pour faire pièce à cette Ukraine indépendante. Pourquoi ces difficultés ? Pourquoi ce chaos ? Parce que l'Ukraine s'est trouvé fort peu d'alliés et beaucoup d'ennemis. Elle avait contre elle toutes les variantes de Russes de l'époque, donc le pouvoir bolchevique, les Russes blancs, elle avait aussi contre elle Pologne qui convoitait les territoires ukrainiens occidentaux, et même de façon plus marginale et localement la Roumanie et la Hongrie. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ont brièvement protégé l'indépendance ukrainienne après le traité de Brest-Litovsk, de février à novembre 1918, enfin jusqu'à la défaite des empires centraux, et ensuite l'Entente, c'est-à-dire les alliés occidentaux, a pris une position globalement hostile à l'indépendance ukrainienne. Au nom des engagements pris vis-à-vis de l'allié russe pendant la Première Guerre mondiale, et aussi parce que cette notion d'Ukraine indépendante n'était pas véritablement comprise. À partir de 1921 et donc de l'échec de cette première tentative d'indépendance, les territoires ukrainiens sont redivisés. Cette fois entre 4 États. La plus grande partie forme désormais la République socialiste soviétique d'Ukraine, le reste est partagé entre la Pologne, Galicie et Volhynie occidentale, la Tchécoslovaquie, avec ce qu'on appelle la Ruthénie subcarpathique, et la Roumanie, avec des morceaux de Bucovine et de Bessarabie. La République socialiste soviétique d'Ukraine, c'est un point important, demeure un État. C'est un État sur le papier, c'est un État qui perd l'essentiel de sa souveraineté après son inclusion dans l'URSS, mais qui conserve symboliquement sa capitale, son nom, son drapeau, sa propre constitution. Et là encore, pour le mûrissement de l'identité et des revendications nationales ukrainiennes, c'est quelque chose de très important, puisque plusieurs générations d'Ukrainiens, à partir de 1917, sont élevés dans le cadre, dans l'idée d'un État ukrainien et non plus de province appartenant à d'autres États et dépourvue de réelle personnalité. Alors l'histoire de l'Ukraine soviétique suit en fait l'évolution de l'Union soviétique dans son ensemble pendant l'entre-deux-guerres. Il y a une première phase de moindre contrainte, qui est celle de l'ukrainisation dans les années 1920, avec une floraison tout à fait remarquable de la langue et de toutes ses applications dans la vie publique, dans le théâtre, dans la littérature etc. À cette ukrainisation succède à partir de 1929-1930, la période stalinienne, période de répression et de meurtres de masse, qui culmine avec les grandes purges et avec la famine organisée de 1932-33. Le nombre de victimes de cette famine restera éternellement en débat. Ce nombre se chiffre en millions. Le sens de cette famine est discuté, très vivement à l'heure actuelle entre historiens ukrainiens, qui invoquent un génocide, et historiens russes qui évoquent une malheureuse bévue de Staline, qui aurait dégénérée sans intention de nuire. Il est certain qu'à partir d'un certain moment la famine a été instrumentalisée, encouragée, organisée par le pouvoir soviétique. Les documents le prouvent. Et il est clair aussi que cette famine a été tournée contre la paysannerie pour la contraindre à la collectivisation, et plus particulièrement contre la paysannerie ukrainienne. Là aussi, les sources le montrent, c'est un moyen de briser une résistance spécifiquement ukrainienne à cette collectivisation. Là encore on peut revenir à cette tradition ukrainienne très différente de la tradition russe, qui s'est fondée sur la lutte contre le servage au moment des guerres cosaques. Et ça a engendré sur le long terme des comportements sociologiques et économiques assez divergents. À l'époque soviétique, on a cette formule officielle de 3 peuples frères, avec, dès l'époque stalinienne, clairement un frère aîné, dont le destin détermine celui des autres. Le mythe des peuples frères Ukrainiens, Russes et Biélorussiens, est un sous-produit, enfin une conséquence directe de cette vision historique russe d'une Rus' kiévienne, dont la Moscovie puis l'Empire de Russie serait l'héritier direct. Donc d'un tronc principal russe dont seraient sorties des branches tout à fait secondaires et un peu un peu dégénérées, qui seraient les Ukrainiens et les Biélorussiens. Je crois que sur les peuples frères, le spectacle auquel on assiste en Ukraine aujourd'hui devrait suffire à rejeter définitivement cette notion. Bien sûr qu'une partie de l'opinion ukrainienne a toujours pensé que l'Ukraine était inséparable de la Russie et devait vivre dans le même grand espace géopolitique. Il n'empêche que les faits sont têtus, que l'identité ukrainienne s'est révélée coriace, et que ce qui s'est révélé encore plus durable dans l'histoire, c'est la volonté russe de faire disparaître cette identité ukrainienne sous toute autre forme qu'une forme folklorique. Les chemises brodées, la cuisine ukrainienne, quelques chants, oui. Une nation avec ses propres traditions politiques, son territoire et sa souveraineté totale, jamais. Ça c'est quelque chose de très partagé chez les Russes. Autant les Russes dans leur immense majorité ne sont pas responsables des horreurs commises à l'heure actuelle en Ukraine, autant une très grande partie de l'opinion russe considère malgré tout que l'Ukraine n'a de place que dans l'ensemble russe. Le début de la Seconde Guerre mondiale et notamment le pacte germano-soviétique permet à Staline d'annexer les territoires ukrainiens occidentaux. Ce n'est pas, bien sûr, pour les beaux yeux des Ukrainiens ou leur libération, c'est pour détruire les bases arrière du nationalisme ukrainien, principalement en Ukraine polonaise, et bien sûr pour créer un glacis protecteur face à l'Occident. C'est la vieille obsession russe du contrôle territorial. Lorsque la Seconde Guerre mondiale débute sur le front oriental, donc en juin 1941, beaucoup d'Ukrainiens d'Ukraine soviétique perçoivent l'arrivée des Allemands comme une libération. Ils ne pressentent nullement les intentions des Allemands, ils voient avant tout le retrait et l'effondrement du régime soviétique, tandis que les nationalistes radicaux, eux, utilisent cette offensive allemande pour tenter de bâtir un État ukrainien. Il est exact que les nationalistes ukrainiens ont espéré, à un moment, le soutien de l'Allemagne, cette même Allemagne qui avait favorisé la création d'un État slovaque en 1939 et qui venait de favoriser la création d'un État croate en 1941. L'État ukrainien aurait eu une logique en tant qu'allié supplémentaire de l'Allemagne. Je précise que ça ne fait pas de ces nationalistes ukrainiens des nazis ou des collaborateurs, par principe, de l'Allemagne, d'une Allemagne dont on ne pouvait pas encore anticiper tous les crimes au cours de la Seconde Guerre mondiale. C'était une alliance souhaitée, une alliance de circonstance, que personne n'a, par exemple, reprochée à la très démocratique Finlande, alliée également au 3ème Reich pendant toute la Seconde Guerre mondiale pour récupérer les territoires perdus de Carélie. Quoi qu'il en soit, en 1941, les nationalistes ukrainiens tentent de proclamer un État ukrainien et se heurtent à un refus. Les Allemands comptent exploiter l'Ukraine pour ses ressources économiques et démographiques, au moins pour la durée de la guerre, et le gouvernement ukrainien créé en 1941 est dissout. On fait grand cas dans la propagande russo-soviétique du personnage de Stepan Bandera, qui étant le plus radical des nationalistes ukrainiens radicaux est systématiquement catalogué comme un nazi ou un collaborateur des nazis. Il suffit de rappeler que Stepan Bandera est arrêté par les Allemands à la suite de cette tentative de proclamation d'un État ukrainien, désapprouvé par Berlin, et qu'il a passé la plus grande partie de la Seconde Guerre mondiale dans le camp de concentration de Sachsenhausen. Ce qui n'en fait pas véritablement un collaborateur enthousiaste des nazis. La plus grande partie de l'organisation des nationalistes ukrainiens a été la victime de persécutions allemandes, et en 1943, cette organisation des nationalistes ukrainiens organise une résistance antiallemande et antisoviétique en Ukraine. La fameuse Armée insurrectionnelle ukrainienne, un mouvement de résistance armée de masse qui a résisté aux Allemands jusqu'en 1944-45, au retour de l'armée soviétique à cette époque, et aux Soviétiques jusqu'aux années 1950. Que des Ukrainiens aient participé au massacre de Juifs, c'est absolument certain. Tout le monde, c'est triste à dire, a participé à des massacres de Juifs. Il n'existait pas de structures politiques ukrainiennes organisées auxquelles on pourrait imputer ce comportement. Je ne suis pas certain que les Ukrainiens aient été plus nombreux dans ces massacres de Juifs que pouvaient l'être les représentants d'autres peuples. Quant aux mouvements nationalistes ukrainiens, il faut bien comprendre leur logique, qui est une logique de type binaire. Il n'existe que ce qui est favorable à l'Ukraine d'un côté, ce qui lui est nuisible de l'autre. Tant qu'il a existé une possibilité de collaboration profitable avec les Allemands, les nationalistes ukrainiens y ont été ouverts. À partir d'une date très précoce, dès la fin 1941, il est devenu évident que cette collaboration n'était pas possible, et les nationalistes ukrainiens, notamment ceux de l'organisation des nationalistes ukrainiens, se sont retournés contre les Allemands. Il a existé une collaboration militaire de certains Ukrainiens avec l'Allemagne, unités de police, unités dans l'armée, et surtout la division SS levée en Galicie en 1943. Ces Galiciens ne nourrissaient aucune idéologie de type national-socialiste et voulaient surtout constituer l'embryon d'une armée ukrainienne qui, quel que soit le sort de la Seconde Guerre mondiale, pourrait ensuite lutter pour l'indépendance. Ces SS galiciens étaient si peu nazis, qu'en 1945 ils ont été autorisés à immigrer au Canada et en Grande-Bretagne après vérification de leur passé militaire. Et il faut bien comprendre que quand une partie quelque peu excitée et radicale de l'opinion ukrainienne aujourd'hui célèbre le souvenir de ces combattants antibolcheviques et antirusses de la Seconde Guerre mondiale, ils ne le font pas là encore par nazisme, une idéologie bien peu attrayante pour des Slaves. Ils le font encore moins par antisémitisme ou je ne sais quoi, ils le font pour valoriser des gens, qui, pour eux, sont des héros d'une lutte pour l'indépendance, que ce soit historiquement fondé ou non. La lecture historique de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine est aujourd'hui une lecture pluraliste. Autant la Seconde Guerre mondiale, la grande guerre patriotique, est devenue le pilier de l'idéologie poutinienne actuelle, autant en Ukraine, il existe différentes opinions, différentes visions. La perspective majoritaire étant que le peuple ukrainien a été pris en tenaille entre les deux grands totalitarismes modernes. Que des Ukrainiens ont été contraints de combattre pour le totalitarisme soviétique, que d'autres ont été contraints ou ont choisi de combattre pour le totalitarisme allemand dans l'espoir d'une éventuelle indépendance, que d'autres encore, ce que ne rappelle jamais la propagande russe, ont combattu contre les deux et ont continué après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans tous les cas, cette guerre n'a en aucun cas été pour les Ukrainiens la grande guerre patriotique que veulent les Russes, même si des millions d'Ukrainiens, dans les rangs de l'Armée rouge, ont contribué à la victoire. Je rappelle que cette victoire a été confisquée dès 1945 par les Russes, c'est le célèbre toast porté par Staline au peuple russe qui était le vrai vainqueur de la guerre, alors que tous les autres peuples d'Union soviétique y avaient contribué et que de très nombreux Russes avaient collaboré avec les Allemands. En 1991, l'Union soviétique s'effondre, achève de s'effondrer, et l'Ukraine proclame son indépendance. C'est quelque chose que l'on sentait venir depuis 1988-89 avec les réformes gorbatchéviennes et la possibilité d'une expression de plus en plus libre en Ukraine. Gorbatchev misait sur une expression politique démocratique pour soutenir les réformes, c'est une expression nationale qui reparaît en Ukraine comme dans d'autres républiques périphériques de l'Union soviétique. Donc en 1991, l'indépendance est proclamée, à la grande surprise d'un certain nombre d'observateurs russes mais aussi occidentaux, qui jusqu'au dernier moment n'ont pas voulu y croire, ont expliqué, tel le président Bush, que c'était une très mauvaise idée. L'indépendance est confirmée par un référendum triomphal : 91 % de vote en faveur de l'indépendance dans toutes les régions d'Ukraine qu'elles soient ukrainophones, russophones, y compris la Crimée, y compris la ville de Sébastopol, bastion théorique du nationalisme russe traditionnel et moderne. L'Ukraine devient indépendante, et, là aussi à la surprise générale, la Russie l'accepte. Et il faut aussi rendre hommage à Boris Eltsine, le président russe de l'époque, qui, avec tous ses défauts et son caractère un peu particulier, a misé sur le début d'une nouvelle période historique, sur la création d'un État russe qui ne serait pas nécessairement un empire, et sur la possibilité de cohabiter avec une Ukraine réellement indépendante. Le nouvel État ukrainien n'a pas eu une histoire facile, d'abord il a traversé une très longue crise économique, une très longue période d'adaptation, bien sûr, qui n'est pas tout à fait terminée aujourd'hui, et il a connu également des crises politiques internes, avec un maintien au pouvoir de l'ancienne élite communiste, en fait, de l'ancienne élite soviétique, jusqu'à la Révolution orange de 2004. Ce sont véritablement les élections, à ce moment-là, qui ont déterminé un changement d'orientation radical et une accélération de l'évolution de cet État ukrainien. L'orientation plutôt occidentale de l'Ukraine, prise au fil des deux révolutions de 2004 et 2014, a des raisons économiques, elle a aussi, je pense, des raisons politiques et idéologiques, puisque au fur et à mesure que le régime russe se durcit et devient de plus en plus intolérant à l'égard d'une identité ukrainienne affirmée, l'Ukraine regarde vers l'ouest. Vers la Pologne, bien sûr, de façon immédiate. On voit resurgir de vieux liens avec la Pologne, la Lituanie et un jour peut-être la Biélorussie, et puis au-delà vers l'Union européenne; et aujourd'hui l'OTAN pour des raisons bien sûr militaires. Les Russes ont beaucoup prétendu que les Occidentaux avaient suscité ces sentiments en Ukraine, et les avait soutenus à coup de milliards. Que l'Occident ait joué son propre jeu en Ukraine, c'est évident. C'est de toute manière assez légitime. Mais la Russie en a fait autant en soutenant les présidents ukrainiens plutôt pro-russes, en soutenant les séparatistes en 2014. La vérité est que tant la révolution de 2004, la révolution orange, que celle de 2014 étaient d'authentiques mouvements populaires et nationaux. C'était des vagues de fond qui ont soulevé l'ensemble de la société ukrainienne contre des situations perçues comme intolérables, que ce soit les élections truquées, que ce soit la volte-face du président Ianoukovytch en 2014, justement dans cette orientation entre l'Union européenne et la Russie. Aide occidentale peut-être, aide américaine peut-être, mais pour tous ceux qui ont suivi ces événements ou qui en ont vécu des parties, c'était des mouvements Ukrainiens au départ, et qui n'auraient pas existé sans une adhésion des Ukrainiens, avec ce caractère, que je qualifierais, avec mon regard d'historien, de néo-cosaque dans le mode d'organisation de ces foules, leur autodiscipline extraordinaire, leur structuration par groupes pyramidaux, et finalement donc leur victoire. Il faut rappeler qu'il y a en Ukraine un peu moins de 30 % de russophones qui ne sont pas tous des Russes au sens ethnique du terme, tel qu'il ressort des recensements. En fait il y a 17 % de Russes en Ukraine et donc une plus grande proportion de russophones. C'est l'héritage, bien entendu, de siècles de russification, de siècles d'interdiction de la langue ukrainienne, où la langue avait été réduite à un usage relativement vernaculaire. Cette russification est battue en brèche, mais très lentement, depuis l'indépendance, avec une ré-ukrainisation de l'enseignement, de la vie publique et bien sûr de la culture en Ukraine. Il faut souligner que cette ré-ukrainisation n'est pas, comme voudrait le faire croire là aussi une certaine propagande, une quelconque persécution de la langue russe. À aucun moment, à aucun endroit, la langue russe n'a été interdite en Ukraine. Dans un État dont toute une partie de l'élite politique est russophone, ce serait d'ailleurs assez paradoxal. L'un des écrivains Ukrainiens les plus connus aujourd'hui, Andreï Kourkov, l'auteur du "Pingouin", est un Russe d'Ukraine, qui écrit en russe et qui a toujours été soutenu par l'État ukrainien en tant que représentant de l'Ukraine moderne. Ce qu'il y a maintenant, c'est bien sûr un sentiment d'allergie totale et de rejet vis-à-vis de l'État russe tel qu'il se présente et tel qu'il agit aujourd'hui en Ukraine. Les Ukrainiens n'ont jamais prétendu que la Crimée était un territoire ethniquement ukrainien. C'est un territoire qui a été rattaché à l'Ukraine en 1954, et l'Ukraine a été reconnue dans ses frontières internationales lors de son indépendance en 1991. Le débat, aujourd'hui, est là. Ajoutons simplement que la Crimée n'est pas non plus une terre russe éternelle. L'annexion ne date que de 1783, et la majorité ethnique russe sur ce territoire est beaucoup plus récente. Le Donbass, c'est un cas différent, puisque si l'on regarde les cartes ethniques du début du 20e siècle, ces territoires autour de Donetsk, autour de Louhansk, étaient des territoires ethniquement ukrainiens. Et c'est la raison pour laquelle ils ont été rattachés, au moment de la première indépendance, à l'Ukraine. Ils étaient ukrainiens. Lénine ne les a pas sacrifiés pour les rattacher à l'Ukraine soviétique, comme le prétend monsieur Poutine, les Bolcheviques ont simplement conservé ces frontières qui étaient en réalité des frontières ethniques devenues frontières politiques en 1917. C'est une région à très forte population russophone, où le sentiment national ukrainien, l'identité ukrainienne, ont été très affaiblis à cause notamment de l'industrialisation, à cause du mélange de population qui s'est produit dans ces régions, mais ce sont des régions auxquelles l'Ukraine n'a pas de raison de renoncer par principe.
Réalisation : Amanda Breuer Rivera
Production : Universcience
Année de production : 2022
Durée : 42min00
Accessibilité : sous-titres français