À Gaza ou Jérusalem, comme hier à Belfast ou Alger, éclatent des conflits qui meurtrissent des territoires et créent des tensions bien au-delà de leurs frontières. Des scientifiques travaillent sur ces terrains pour les décrypter, les analyser, mieux les comprendre quand la guerre, elle, oblige à choisir son camp. Comment travailler dans ces conditions ? Quels obstacles faut-il surmonter pour mener ces recherches sur des terrains divisés, sur des sujets brûlants ? Pour y répondre, quatre chercheuses, historiennes ou sociologues partagent leurs expériences. Elles travaillent sur l'histoire de l'archéologie en Israël, sur le conflit nord-irlandais, le militantisme dans les territoires israélo-palestiniens ou la guerre d'indépendance algérienne. Sur le terrain, elles sont amenées à réaliser des entretiens, à observer des pratiques, suivre des mobilisations ou encore consulter des archives. Les conflits, quels qu'ils soient, créent des barrières parfois difficiles à franchir pour les scientifiques.
- J'ai commencé ma carrière de chercheuse dans les années 80, j'ai fait une thèse sur le Sinn Féin. À l'époque, on avait à peu près entre 20 et 25 000 soldats britanniques déployés en Irlande du Nord. Donc c'était un conflit très armé et très dense sur le terrain. - Une fois sur place, il y a cette étape que tous les chercheurs et chercheuses craignent énormément, c'est l'arrivée à l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv.
- On ne sait pas si on doit s'annoncer comme simple touriste ou si on doit annoncer qu'on vient faire du terrain. Si on vient faire du terrain, on nous pose des questions, donc on présente notre travail.
- Il y a certains quartiers qui sont très exposés aux conflits et d'autres qui le sont très peu. Moi, je m'intéresse à des quartiers qui sont exposés aux conflits puisque c'est là que le parti Sinn Féin a son siège. Moi, je pouvais traverser n'importe quel quartier. On voyait bien que je n'étais pas du coin, mais que j'étais ni d'un côté ni de l'autre. On m'a toujours laissée faire ce que j'avais à faire sans jamais chercher à obtenir des justifications ou autre.
- Une fois sur place, si l'on veut se rendre en Cisjordanie, on est soumises à passer par les checkpoints à être contrôlées.
- Il y a une situation asymétrique, donc c'est évident que c'est peut-être plus facile de faire du terrain en Israël que de se rendre dans les territoires palestiniens. Certaines particularités des conflits amplifient les difficultés rencontrées sur le terrain. C'est le cas du colonialisme.
- Dans une histoire coloniale, il y a tout de suite un rapport d'inégalité. On a une société qui est concrètement placée sous la souveraineté politique d'une nation étrangère avec une domination qui s'exprime concrètement, même dans le quotidien, par rapport au statut économique des Algériens à l'époque coloniale, leur statut politique et statut économique.
- Le colonialisme a la particularité de vouloir effacer en fait la complexité, de vouloir effacer les ambivalences et de vouloir proposer une vision de la société complètement binaire entre les colons et les autochtones. Du coup, une grande partie des difficultés qu'on rencontre sont liées au fait qu'on est prises dans cette relation coloniale, même si on y est extérieures.
- Aujourd'hui, le rapport franco-algérien est toujours dans un rapport d'inégalité entre puissances occidentales... européennes dominantes et un pays qui est puissant mais qui est quand même du côté des pays du Sud. Donc de fait, j'ai envie de dire que malgré moi, je suis dans une forme de situation de puissance. Donc il y a un rapport d'inégalité qui persiste et qui n'est pas facile à gérer. Dans un contexte de forte polarisation, les scientifiques doivent souvent résister aux injonctions, avancer avec prudence et rappeler leurs objectifs.
- Jamais les membres du Sinn Féin, les militants du Sinn Féin ne m'ont demandé de prendre parti, ou demandé si j'étais d'accord avec eux. Cela ne les intéressait pas. Ce qui les intéressait, c'était de me parler et de me donner leur récit, leur point de vue. Par contre, on était en Irlande dans les années 80. Encore une fois, le Sinn Féin était un parti extrêmement controversé puisqu'il était très étroitement lié à l'IRA et donc les gens en général s'imaginaient que si je faisais des recherches sur ce parti, c'était parce que j'étais en accord avec ce qu'ils représentaient et avec la cause de leur lutte. C'est plus à ce niveau là que ça a été compliqué, de me démarquer de cette espèce d'étiquette qu'on me collait régulièrement et automatiquement de sympathisante du Sinn Féin et donc de l'IRA.
- Je dirais qu'il y a des attentes envers la communauté scientifique pour qu'elle prenne position. Il y a des attentes aussi de la part de nos interlocuteurs sur place, qui attendent qu'on indique aussi peut-être comment aborder tel ou tel sujet. Peut-être que le moyen de contourner cette injonction, c'est de ne pas relativiser la situation et les réalités que l'on a là-bas. Mais peut-être de toujours se rappeler qu'on veut apporter un regard scientifique sur des questions complexes. Et donc ça permet peut-être parfois de s'alléger légèrement de cette injonction-là.
- J'ai travaillé sur des initiatives pour la paix, y compris sur des initiatives pour la paix portées par des colons en Cisjordanie qui sont extrêmement controversées et extrêmement problématiques à bien des égards, puisque les colons sont considérés comme étant l'obstacle principal à tout accord de paix. Donc, quand on s'intéresse à des objets aussi ambivalents, forcément c'est compliqué. Forcément, on ressent un jugement d'un camp et de l'autre, notamment dans le champ des études palestiniennes. Moi personnellement, ce que j'ai ressenti, c'est que j'avais cette injonction à condamner les initiatives que j'étudie alors que je considère qu'au-delà de mon opinion personnelle, ce n'est pas mon rôle en tant que chercheuse de les condamner ou de les soutenir.
- Quand on travaille sur des questions qui sont présentes dans l'espace public, en raison de la façon dont le débat est posé dans l'espace public, ça rejaillit forcément sur l'espace scientifique. Ce que je veux dire, c'est que la politique d'Emmanuel Macron à la suite du rapport Stora, qui se veut une politique d'apaisement et de recherche de sérénité, de réconciliation des mémoires. En fait, elle est pensée vraiment de façon stato-nationale. C'est l'État français et son chef d'État qui s'emparent de cette histoire et qui entend parler à son homologue algérien. Et donc en fait, cette politique, elle avive une vision de l'histoire qui est précisément cette vision nationale et ensuite bilatérale. Et du coup, ça rejaillit quand même sur nous. Moi, je suis d'abord historienne, évidemment je suis française, mais je n'écris pas l'histoire comme un roman national français. Et dans les approches historiques, on n'est pas dépendantes de nos nationalités. Mais cette politique, elle crée un discours très puissant. Donc ce discours se superpose et détermine les regards qu'on jette sur nous. Même si elles n'en sont pas les premières victimes, ces chercheuses sont exposées à la violence qui interfère avec leur travail ou leur quotidien.
- Pour mes recherches, j'ai suivi des activistes juifs israéliens qui se rendent dans les territoires occupés de Cisjordanie pour accompagner des Palestiniens sur leurs terres dont ils sont régulièrement et aujourd'hui plus que jamais chassés par les colons ou par l'armée. Et là, on a été attaqués par un groupe de colons qui sont venus nous lancer des pierres. Plusieurs d'entre nous ont été légèrement blessés. Parler de cette violence tend à donner une image un peu héroïque de ce tout ce qu'on fait. Alors qu'en fait, les premiers concernés, les vraies victimes de cette violence, ce sont les Palestiniens. Et c'est une violence qui est complètement invisibilisée dans le discours public, et le discours médiatique. On le voit aujourd'hui plus que jamais.
- On est projeté dans quelque chose d'assez intense et parfois violent. Forcément, ça laisse des traces. Et quand on rentre du terrain d'ailleurs, ça nous prend du temps pour nous en remettre. On en a toute la réalité qui nous reprend au visage. Parfois on intègre des choses comme si c'était normal. La violence, le racisme, plein de choses difficiles qu'on intègre comme si c'était normal. Que le conflit soit en cours ou qu'il appartienne au passé, le discours scientifique est-il audible quand le sujet est brûlant ?
- Vu que c'est un sujet qui est tellement abordé régulièrement dans la presse, dans nos discussions, même au quotidien, je pense qu'il y a aussi une envie peut-être de la part de jeunes chercheuses ou jeunes chercheurs, de vouloir démêler, comprendre, et apporter des éclairages scientifiques sur la situation actuelle. Personnellement, moi, c'est quelque chose qui me motive aussi, c'est utiliser les outils de la science pour mieux saisir les enjeux et les difficultés qui entourent ces espaces.
- Concernant la colonisation ou la guerre d'indépendance algérienne, régulièrement ça resurgit dans l'espace public, politique, médiatique. Et c'est un peu lassant car à chaque fois, de mon point de vue, c'est la répétition comme si les résultats de nos travaux historiques ne portaient pas. Parce que par ailleurs, il y a plein de modes de circulation des savoirs ou de choses qui ne sont pas des savoirs, qui font qu'il y a des formes de concurrence entre une parole experte, scientifique, fondée, qu'on peut toujours discuter, mais quand même, il y a des fondamentaux sur lesquels les savoirs sont consolidés. Et puis par ailleurs, du discours politique qui se veut historique. Je ressens moins la pression qu'une forme de lassitude et d'interrogations sur le sens de mon métier et la portée de la parole des chercheurs dans notre société.
- On est au stade de la transformation de la société vers une société post-conflit où, évidemment les plaies restent ouvertes parce que c'est un conflit qui a touché plusieurs générations de personnes. En plus, la mémoire se transmet de génération en génération dans la société nord-irlandaise. Pour l'instant, on n'a pas de mécanismes pour sortir complètement du conflit et pour trouver une façon d'apaiser la mémoire qui reste extrêmement divisée entre ce qu'ont ressenti les uns et les autres. J'ose espérer que ma petite contribution, et celle de tous mes collègues, évidemment, a un impact sur les débats de fond. Mais encore une fois, c'est très compliqué.
- J'ai vraiment l'idée maintenant que par notre parole, on sème des graines comme les enseignants dans leur classe sans savoir si elles vont germer ou pas. Mais potentiellement on peut espérer.