Histoires parallèles, une nouvelle approche pédagogique du conflit Israël-Palestine
Comment construire l’histoire et comment l’enseigner quand elle touche à un sujet hautement conflictuel et inflammable comme l’est le conflit entre Israël et la Palestine ? Dans une classe de lycée, un enseignant d’histoire-géographie utilise une méthode innovante, Parallel histories, « histoires parallèles », qui amène les élèves à travailler sur deux récits historiques différents, côté israélien et côté palestinien, pour comprendre toutes les nuances et la complexité d’un sujet. Une méthode inspirée par un projet israélo-palestinien, L’Histoire de l’autre, lancé il y a 20 ans en pleine Intifada.
Réalisation : Cécile Dumas
Production : Universcience
Année de production : 2024
Durée : 14min54
Accessibilité : sous-titres français
Histoires parallèles, une nouvelle approche pédagogique du conflit Israël-Palestine
- Mourad, tu as dit que Israël était assailli par tous les pays qui étaient à proximité. Donc tu parlais des Etats arabes. Et donc, en réalité, les États arabes ne sont pas réellement unis tous contre Israël parce qu'ils n'ont pas tous les mêmes objectifs, on va dire. Parce qu'il y a un accord qui a été signé avec Israël par le roi Abdallah de Transjordanie et cet accord... Nous sommes dans une classe du lycée Frédéric Faÿs de Villeurbanne. Ces élèves de Terminale technologique STI2D débattent d'un sujet a priori explosif : qui est responsable de l'exode des Arabes de Palestine lors de la première guerre israélo-arabe en 1948 ? - Mais le problème, en faisant ça, ils reviennent tous au même but. Ça veut dire annexer et assaillir en fait. Parce qu'ils attaquent tous en même temps durant le mandat britannique, le premier juin 1948. - Surtout, il faut savoir qu'avant ça, il y avait le fait qu'ils se sont fait exterminer dans les camps allemands. Donc on peut prendre en compte qu'ils ont déjà été victimes d'un grand anéantissement eux aussi. Donc si tu subis ça et après ça, tu te fais attaquer, faut voir comment tu peux réagir. - D'accord... La tenue de ce débat est l'aboutissement de plusieurs étapes de travail menées par leur enseignant d’histoire-géographie, Théo Cohen. il implique ses élèves dans une démarche originale pour étudier le conflit israélo-palestinien. - Quelle est la principale différence entre cette carte ici et cette carte là ? je vous ai donné un exemple de différence. C'est un jeu de 7 différences ce matin, mais sur des cartes. - Ça nous arrange dans le temps, mais c'est pas grave cohérent comme celle de gauche. - Je suis d'accord, c'est pas précis, il y a une évolution là... - Oui là, on nous montre l'évolution d'un truc. Là on nous montre l'évolution, mais à chaque fois dans un truc différent, - Oui... - Sur la première carte, à gauche, on voit que les Etats et les villes sont représentés, alors qu'à droite, aucune ville n'est représentée. Également les États, on les voit pas trop. - Qu'est-ce qui n'a pas l'air d'être représenté justement ? - On ne voit pas, par exemple, la Palestine ni Israël. On ne voit pas leurs frontières. - Oui, alors que sur la carte, ici à gauche, on vous parle de quel État ? - Que la Palestine. - D'ailleurs, ça donne l'impression qu'il y a un État. Est-ce que je sais à quoi elles servent, ces cartes ? Si ce sont des instruments de conviction, eh bien, je dois les regarder avec un pas de recul. C'est la raison pour laquelle je me suis amusé à vous les mettre en parallèle les unes les autres. Et ce travail-là, vous devrez le faire dans le cas de la construction des débats. Théo Cohen applique une méthode mise au point par l'association "Parallel Histories" pour faciliter l'enseignement de questions historiques controversées. - L'initiative "Parallel Histories" est née en 2017 au Royaume-Uni, à partir des travaux de professeurs d'histoires dans le secondaire qui ont constaté toute la difficulté de travailler sur des conflits qui suscitaient un certain nombre de débats dans leurs salles de classe. Et à l'occasion d'un voyage justement au Proche-Orient, ils ont été frappés par le fait que plusieurs récits s'entrechoquaient sur place. Et en parallèle de cela, ils ont pu connaître l'ouvrage collectif israélien et palestinien qui s'appelle "Histoire de l'autre". Ce sont deux universitaires partisans de la paix qui ont lancé ce projet en pleine intifada, il y a 20 ans : le Palestinien Sami Adwan et l'israélien Dan Bar-On ; Ils ont réuni des professeurs d’histoire des deux côtés pour rédiger un manuel scolaire dont les pages sont divisées en trois parties : le récit israélien, le récit palestinien, et un espace pour les notes de l'élève. Le chapitre sur 1948, ici dans sa traduction française "L'Histoire de l'autre", révèle à quel point les récits sont divergents. Mais ce projet permet d'avancer vers la reconnaissance de la légitimité du récit de l'autre. Les concepteurs de "Parallel Histories" s'en sont librement inspirés pour concevoir leur démarche. Théo Cohen a adapté la méthode en français pour le conflit israélo-palestinien. - L'objectif est de mettre en parallèle des récits mémoriels concurrents. Et par cette mise en parallèle des récits mémoriels concurrents, on aboutit à une démarche la plus objective possible, qui est celle de l'historien ou de l'historienne. - Vous avez un tableau qui est divisé en deux grandes parties, un récit palestinien et un récit israélien. Et puis vous avez des dates qui vous sont proposées, appelées jalons ici. Ces dates-là correspondent aux moments les plus importants de chacune de leur histoire. Relevez en votre for intérieur deux dates les plus importantes dans le récit palestinien, qui, vous, vous semblent les plus importantes et deux dates qui, vous, vous semblent plus importantes dans le récit israélien. Il n'y a pas de jugement. C'est à votre avis qu'elle va être la date peut-être la plus essentielle à retenir. - Les élèves sont porteurs de questions, ils ont envie de comprendre. Ils ont envie de savoir des choses par rapport à ce conflit. Et c'est là où l'enseignant peut être parfois mis un peu en difficulté. C'est si ses propos se confrontent à un conflit de loyauté. Et c'est la raison pour laquelle la démarche "Parallel Histories" ici peut être très importante. parce qu'on va essayer de mettre à jour en réalité des récits mémoriels qui ont leur part d'affect, leur part de subjectivité. Et donc il n'y pas pas de sentiment de tabou auprès des élèves. - Moi, j'ai choisi pour le récit palestinien de 1946 à 1949. - Très bien. - Et ça des deux côtés. - Des deux côtés. - Au moins on avait deux points de vue en fonction des personnes. Donc l'ONU des deux côtés. - Là visiblement, on a une histoire qui est partagée. - Donc on avait les deux points de vue... - On avait les deux points de vue. - Ça me semblait important. - Ce que vous venez de faire avec moi, là ce matin, la comparaison entre les deux, C'est ça, la démarche historique. C'est d'être capable de regarder ce que chacun des belligérants, de ceux qui se font la guerre, là, pensent d'eux-mêmes et de l'autre. Et nous on prend le recul et on voit là ou il y a les moments qui coincent. Et visiblement 47-49, on a des récits qui sont non seulement différents mais qui sont opposés, qui sont concurrents. Voilà une des premières origines de la guerre entre Israélien et Palestiniens. La suite au prochain épisode. La première étape de la démarche "Parallel histories" est bouclée. Elle a permis de replacer le contexte géographique et historique. La deuxième étape consiste alors à travailler sur un corpus de documents contradictoires. Les élèves doivent interroger leur pertinence, leur fiabilité, les comparer entre eux ; à partir de cela, ils construisent leur argumentaire en vue du débat. - Là on est au 1er juin 48, ça fait combien de temps que l’État d'Israël est indépendant ? - Même pas un an. - Ah ben non, regardez votre cours. Ouais, c'était le 14 mai. Donc c'est 15 jours avant. - Ah oui. - L’État a 15 jours, regardez le nombre d'armées qui l'encerclent et qui l'attaquent. Mettez vous à leur place. Quel est le sentiment ? - Ils ont peur ? - Au départ on se bat pour survivre. C'est vous qui avez déclaré la guerre, pas nous. D'accord ? Vous verrez bien, faites vous confiance Jordan. Vous verrez bien les arguments de l'autre partie. Ils vont vraiment vous répondre. Ce qui va être intéressant, c'est aussi de positionner les élèves dans la possibilité de faire le choix, de prendre le risque de travailler sur un document qu'ils savent d'une fiabilité faible ou moyenne. L'équipe adverse le sait également, y a accès pour la contre argumentation, mais qui va avoir un effet performatif très important. Et donc ils voient bien ici par ce biais, la mécanique du débat, la différence entre une argumentation scientifique et une conviction, on va dire d'ordre davantage politique. - Là, il y a un accord qui a été passé. - Vous avez ici une arme de destruction massive à portée de main, d'accord ? Soit vous avez le temps de le placer dans votre justification. Je pourrais l'utiliser après. Soit effectivement dans la contre argumentation. Si j'étais vous, je me garde sous la main, je me le garde sous la main pour la contre argumentation. C'est l'autre mythe de l'histoire traditionnelle israélienne, qui est de dire le front uni. Si vous me dites tout d'un coup, vous allez moins marquer votre auditoire que si vous y allez crescendo, étape par étape. Expliquez bien ce que vous avez compris. D'accord ? Au fur et à mesure de la guerre, les populations palestiniennes doivent partir. - Au début, c'est vrai qu'il y avait des choses que je ne savais pas vraiment comment situer, certains a priori que je pouvais avoir. Et en fait, ça m'a permis de mieux analyser et de mieux comprendre ce qui s'est passé quand-même. - L'avantage, c'est que le prof nous donne des documents qui ne sont pas issus des réseaux sociaux qu'on peut voir comme par exemple Twitter, Instagram etc. Du coup, on est sûr de ce qu'il nous donne, c'est pas n'importe quoi. On peut se fier quand-même assez à ces documents. - Ça a été intéressant cette expérience, car ça nous a permis de découvrir l'origine de ce conflit, car du jour au lendemain nous a annoncé une guerre entre Israël et Palestine. Les élèves sont prêts pour la troisième et dernière étape, le débat , sorte de jeu de rôle où deux délégations se font face. - On s'installe rapidement ! Le débat qu'on est en train de mener aujourd'hui ne veut rien dire de vos convictions personnelles. Ça n'a rien à voir avec votre opinion. Que vous vous sentiez un attachement particulier pour une cause ou pour une autre, je vous l'ai déjà dit, ne me regarde pas en tant qu'enseignant. Et on travaille, vous voyez, je suis en 1948, c'est-à-dire, il y a 80 ans. Eh bien figurez-vous que c'est toujours un des points de contestation majeurs du conflit d'aujourd'hui. Ce travail que vous allez faire en confrontant les points de vue, c'est justement d'essayer de comprendre en quoi vous avez ici des partis en conflit, qui ne parviennent pas à entendre l'autre parti. Ce travail que vous avez fait, cet effort intellectuel, ce décentrement peut-être, je n'en sais rien, je vous connais pas tous individuellement, par rapport à des convictions, ça, c'est quelque chose de très fort que vous êtes en train de faire. Donc prenez confiance en vous. On fait déjà un super travail. Essayez d'en tirer quelque chose pour votre construction personnelle à titre individuel. Allez, je me tais, place au débat. On vous écoute. - Les États arabes souhaitent d'abord détruire Israël et pas nécessairement créer un État palestinien Pour démontrer cette information, nous verrons une carte de Christophe Cagé en 2008, montrant la situation militaire en Palestine, au 1er juin 1948. Et surtout le mouvement des troupes arabes sur les territoires israéliens. Les États arabes attaquent Israël quelques jours à peine après son indépendance, proclamée le 14 mai 1948, en dépit du fait que l'ONU aie voté démocratiquement la création d'un État juif et d'un État arabe. Et ces attaques sèment la terreur totale dans Israël. Et cela seulement trois ans après la Shoah. Comment peut-on penser après tout ça que l’État israélien est responsable de cet exode ? - Bonjour, de toute évidence, Israël est responsable de l'exode des arabes de Palestine de par la supériorité de ses forces militaires et son soutien stratégique par de grandes et fortes puissances. - Pour appuyer ma revendication, je vais utiliser des extraits d'archives publiées par le journaliste Dominique Vidal le 8 novembre 2008, qui parle de l’État juif et le texte a une fiabilité de quatre sur cinq. - Les nouveaux historiens israéliens, au contraire, pensent que l’État juif est un État puissant aussi bien militairement que stratégiquement... - Ensuite le texte révèle l'accord secret entre Golda Meir et le roi Abdallah de Transjordanie... - Les responsables de l'exode des Arabes de Palestine sont les Arabes de Palestine eux-mêmes. Pour appuyer ces propos, j'ai pour preuve le plan de partition voté par l'assemblée générale le 27 novembre... - Alors, sur cette carte, on peut y voir le territoire palestinien séparé avec une frontière. On peut y voir une majorité de territoires juifs. - L'importance du débat réglé, c'est de justement inciter ou inviter les élèves à pouvoir respecter des temps d'écoute de l'autre partie, de façon à être en capacité de contre argumenter de façon efficace. Et donc, non pas d'être dans le simple échange d'opinions sans preuves, mais au contraire de discuter de la pertinence de cette fameuse cohérence ou fiabilité des preuves. - Vous avez fait un petit mélange, petit mélange de documents, c'est pas grave. Vous avez aussi à porter... Moi j'ai trouvé très intéressant le fait que vous disiez que la plupart des pays qui avaient voté pour la partition n'étaient pas de la région. J'aimerais bien vous reveniez là-dessus. Mais moi j'aimerais bien que vous vous attaquiez peut-être à la fiabilité des documents en face. Moi, c'est ce que je comptais faire. Je pense que vous pouvez. Là il y a quand même des documents qui sont un peu... Notamment je crois que c'est le document de Joshua... On peut revenir là dessus. Vous pouvez penser à la fiabilité des docs aussi. Il y a des documents qui sont un peu soit datés, soit... On peut rebondir là-dessus, on a le droit. Allez, on y va, on y retourne. - Mourad, tu as dit que Israël... Cette démarche "Parallel Histories" a permis aux élèves d'étudier un sujet important pour eux mais qui ne figure pas dans leur programme d'histoire. - Ça nous a permis d'éclaircir le sujet qui est assez important actuellement sans aller dans les opinions de chacun, parce que ça serait vraiment critique, et ça serait pas possible.. Mais au moins de comprendre d'où ça vient, pourquoi. Cette expérience de débat nous permet d'apprendre à faire des recherches à savoir s'exprimer et à répondre avec un contre argument pour la partie opposée. Le bilan que je peux faire, il est très positif. Il y avait un enjeu émotionnel qui, lui, était fort au regard de l'actualité du conflit. Donc là, il y avait un vrai défi pour l'enseignant et ça revient au lien de confiance qu'on peut avoir avec nos élèves. C'est-à-dire qu'ils me connaissent, ils connaissent mes méthodes de travail et finalement je leur ai dit dès le départ où on allait aller. Ça permet de mettre un petit peu à distance le travail scolaire de ce qu'on peut voir dans le cadre des actualités. Je pense que c'est exactement un des objectifs poursuivis.
Réalisation : Cécile Dumas
Production : Universcience
Année de production : 2024
Durée : 14min54
Accessibilité : sous-titres français