En France, une femme sur sept déclare avoir vécu au moins une forme d'agression sexuelle et une sur 25, un viol ou une tentative de viol. Et malgré le mouvement Me Too lancé il y a maintenant sept ans, les affaires de violences sexuelles révélées ces dernières années sidèrent toujours plus et retentissent bien au-delà de nos frontières. Les récentes affaires qui ont été médiatisées, en particulier l'affaire de l'Abbé Pierre ou l'affaire des viols de Mazan, heurtent particulièrement nos représentations en matière de violence sexuelle parce qu'elles mettent en scène des hommes dont on a tendance à se dire qu'ils ne sont pas des agresseurs sexuels. L'Abbé Pierre parce qu'il s'agit d'une personnalité extrêmement charismatique, organisée autour de la charité, de la bienveillance. Les accusés de l’affaire Mazan parce qu'ils sont nombreux, ordinaires, une cinquantaine d'hommes issus de tous les milieux sociaux, de tous les âges, que rien ne distingue de Monsieur tout le monde. Et donc là, le nombre et la diversité des profils des agresseurs nous confronte directement au fait que l'on ne peut pas construire un profil type de l'agresseur sexuel. Ces différentes représentations s'organisent principalement autour de deux points. D'une part, l'idée selon laquelle les violences sexuelles seraient principalement des violences qui se produisent la nuit dans les espaces publics qui sont commises par des inconnus. Ça, ça fait très longtemps qu'on sait que la plupart des agresseurs sont des hommes connus des victimes, des proches, voire des très proches des membres de la famille de l'entourage. Mais ce qui est important dans cette représentation, c'est l'idée que l'espace public, l'extérieur, et un espace dangereux pour les femmes. Cette fonction de contrôle social, de dire aux femmes ce qui se passe à l'extérieur du foyer est potentiellement dangereux, ça vise directement à les maintenir dans les espaces privés chez elle. La deuxième grande représentation autour des violences sexuelles, c'est l'idée que les agresseurs sexuels sont des hommes en dehors de la normalité. Ça s'organise selon deux mécanismes. Le premier mécanisme va viser à culturaliser, à circonscrire dans un certain milieu social, ces agresseurs sexuels à considérer qu'ils sont issus des milieux très populaires de certaines origines géographiques. L'autre mécanisme qui va se mettre en œuvre, en particulier quand il s'agit d'hommes blancs célèbres. C'est par exemple le cas pour Depardieu, PPDA, DSK. Ce sont des mécanismes qui vont viser à pathologiser ou psychiatriser la violence, à dire que ces hommes ont un problème avec les femmes, un problème psychologique. En renvoyant les agresseurs sexuels à certaines figures, celles du monstre, du fou ou au contraire du jeune homme des quartiers populaires. Ça va permettre de sortir les violences sexuelles de l'ordinaire des rapports sociaux entre les femmes et les hommes en les plaçant dans une situation d'extraordinaire. Ça va permettre de ne pas accepter de ne pas visibiliser le fait que ces violences se produisent dans tous les espaces sociaux, que ce sont des violences extrêmement fréquentes, qu'elles concernent environ une femme sur cinq au cours de sa vie et que, de ce fait, les violences sexuelles font partie de notre environnement ordinaire. On admet de plus en plus que l'on connaît des victimes le mouvement hashtag MeToo en particulier a contribué à montrer la banalité de ces violences. Le second mouvement, qui est encore à mon sens à faire, c'est de reconnaître que si on connaît des victimes et que si ces victimes ont été agressées par des personnes proches de leur entourage direct, cela implique nécessairement que l'on connaît des agresseurs que ces agresseurs font partie de nos vies, de nos entourages. Et c'est cette idée qui est particulièrement difficile à admettre puisque justement le processus de déni des violences vise à sortir les violences sexuelles de l'ordinaire de nos relations et de notre vie quotidienne. Cette diversité, cette banalité des violences sexuelles, c'est quelque chose que l'on a que l'on a mis en évidence dans le cadre de l'enquête, VIRAGE, violence et rapports de genre que nous avons réalisé en 2015 auprès de 27 000 femmes et hommes de 20 à 69 ans qui résidaient en France métropolitaine. Ce qu'on montre avec cette enquête, c'est que les femmes sont exposées à ce que l'on va qualifier de continuum des violences, en particulier des violences sexuelles. C'est à dire qu'elles sont exposées à différentes formes de violence qui ne se distinguent pas dans leur nature, il y a évidemment des différences de degrés, des différences de gravité, tout au long de leur vie et dans tous les espaces sociaux. Pendant l'enfance et l'adolescence, principalement au sein de la famille, dans les espaces publics, mais aussi dans l'environnement scolaire et des loisirs. Et puis ces violences vont se prolonger plus tard au cours de leur vie à l'âge adulte, notamment dans le milieu du travail, mais aussi au sein du couple. Les hommes aussi peuvent être victimes. Ils le sont d'ailleurs, mais ils le sont principalement durant l'enfance et l'adolescence. Ce sont des violences qui ne se poursuivent pas à l'âge adulte. Un des intérêts de ce concept de continuum des violences sexuelles. Outre de montrer la banalité et l'ordinaire de ces violences, c'est aussi de montrer que finalement, les violences sexuelles s'inscrivent directement dans le système de domination des hommes sur les femmes dans le système de domination patriarcale. Ces rapports hiérarchisés entre les femmes et les hommes permettent les violences sexuelles de la même façon que les rapports sociaux hiérarchisés entre les adultes et les enfants vont également autoriser l'ensemble des violences sexuelles sur enfants. Un des résultats de l'enquête, c'est de mettre en évidence le fait que les garçons comme les filles sont exposés mais que les filles sont bien plus exposées à ces violences au sein de la famille que les garçons, environ quatre fois plus, ce qui n'étaient pas tout à fait attendu puisqu'on a tendance à s'y maîtriser ces violences vécues dans l'enfance. Les différentes affaires qui sont médiatisées à différents moments, notamment du XXIe siècle, à chaque fois, vont contribuer à faire évoluer nos représentations, même s'il s'agit d'un mouvement extrêmement lent, probablement pas linéaire. On note des avancées et puis s'ensuivent des moments de silence d'invisibilité renouvelées des violences, des critiques des mobilisations féministes, du déni sur la réalité des violences qui sont dénoncées… Mais chaque moment médiatique, chaque affaire dans sa spécificité contribue à lever le voile sur, d'une part, la banalité des violences, mais aussi leur diversité. Le moment qui met en évidence, par exemple, les violences sexuelles intrafamiliales montre qu'on peut être victime très jeune dans notre environnement proche. Le moment actuel qui met en scène des agresseurs plutôt soit célèbres, connus qui montre que là aussi, ça peut s'effectuer dans des espèces de pouvoir ou le procès de Mazan qui montre que les agresseurs sont issus de tous les milieux sociaux et n’ont pas de profil type. Tous ces éléments-là contribuent à faire passer l'analyse des violences sexuelles du fait divers particulier qui se déroulerait en dehors de l'ordinaire à un fait social qui montre que les violences sexuelles ont une dimension systémique, qui s'inscrit directement et profondément dans l'organisation sociale de la sexualité et l'organisation sociale des rapports entre les femmes et les hommes. On peut quand même constater une évolution. Par exemple, le fait que de plus en plus d'hommes se positionnent contre les violences sexuelles, de plus en plus d'hommes insistent sur le fait qu'il est de leur responsabilité aussi de lutter contre les violences sexuelles. C'est à dire qu'on passe d'une lutte qui était jusque là circonscrite au mouvement féministe qui s'est élargi vers l'ensemble des couches de la société et à laquelle les hommes prennent de plus en plus part, ce qui est extrêmement important si on veut pouvoir lutter efficacement contre ces violences. L'évolution des représentations ne peut pas se limiter aux différentes affaires médiatiques, aux débats médiatiques, aux mobilisations collective. Ça passe très largement par l'éducation tout au long de la vie, mais aussi dès le plus jeune âge, par la mise en œuvre de moyens pérennes et important pour former les enfants dès le plus jeune âge à l'égalité dans le cadre d'enseignement à la vie affective et sexuelle. Mais aussi ça, ça passe par l'évolution des pratiques. Les représentations ne sont pas un espace isolé de l'espace des pratiques. Tant que les enfants seront socialisés dans une société qui est encore très inégalitaire. Tant que les femmes seront moins rémunérées que les hommes, tant que les femmes effectueront plus de 80 % des tâches domestiques, il sera difficile de faire évoluer les représentations et les pratiques vers plus d'égalité, notamment en matière de sexualité.