Pourquoi chez-vous ? Sophie Arnaud-Haond – Ecologiste évolutive à l’Ifremer
Les idées viennent souvent dans les moments de grande oisiveté ou de grande passivité. C’est vraiment cette capacité à observer de façon complètement détachée et à laisser son cerveau travailler tout seul, en fait. Et malheureusement, ce sont des moments qu’on a très peu dans nos carrières de recherche maintenant. Notamment du fait d’internet. Je pense qu’on est en espèce de micro-activité permanente. Et c’est beaucoup plus difficile de dire : « Et si on allait juste voir, découvrir cette chose nouvelle, cet endroit nouveau, ce système nouveau et voir s’il fait émerger des questions ou des idées ou des nouvelles hypothèses ? » En plongeant sur les herbiers, un jour, je me suis sentie observée, vraiment comme quand on se sent observé parce que quelqu’un nous regarde. Et en relevant la tête, j’ai vu un très gros barracuda qui était au-dessus de la prairie de posidonie sur laquelle je travaillais et qui me regardait l’air d’être très intéressé par ce que je faisais. Là c’était vraiment un animal avec un regard… on a l’impression que vraiment on arrive à projeter chez lui, peut-être pas des sentiments, mais en tout cas des idées. Cette façon de regarder avec curiosité, c’était intéressant. C’était une visite inattendue. Plonger dans les grands fonds avec le sous-marin c’est vraiment l’arrivée dans un paysage tel qu’on ne l’avait même pas imaginé, en fait. Même quand on a vu des images, on a vraiment l’impression d’être projeté sur une autre planète. Ça comble un appel à l’exploration, pour moi, qui remonte aux lectures de Jules Verne. On est parti à la recherche de requins-baleines et un des objectifs était de les mesurer et ensuite de leur prendre un échantillon pour faire des analyses génétiques. Quand on mesurait le requin, c’est une expérience assez impressionnante, le requin-baleine peut faire six, sept, huit, neuf mètres. Et en largeur, il est énorme, c’est un animal qui est complètement disproportionné par rapport à nous. Ou c’est nous qui sommes mal proportionnés par rapport à lui. Et après l’avoir mesuré, j’ai voulu m’approcher pour voir son œil, et en m’approchant beaucoup de son œil, j’ai dû attirer son attention, je suppose, et il a tourné sa large bouche filtreuse de plancton vers moi et on a beau savoir qu’il filtre le plancton, quand on voit arriver cette cavité béante qui se tourne vers nous, on se dit quelle est la taille maximale de la particule… parce qu’à côté d’un requin-baleine on ne se sent guère plus qu’une particule. Et donc je me suis arrêtée instantanément de palmer, et là j’ai encore plus mesurer la rapidité à laquelle il se déplace sans avoir l’air de bouger. C’est-à-dire qu’en quelques secondes, il était à plusieurs dizaines de mètres devant moi. Que ce soit par rapport aux trois dimensions de l’océan, dans lequel on est tout petit, par rapport à la diversité du vivant, dans lequel on est finalement qu’une espèce parmi des millions et des millions d’autres, on est là pour une seconde à l’échelle de l’évolution. Il faut que cette seconde ne soit pas perdue, qu’elle ne soit pas gaspillée dans des choses qui ne le méritent pas. C’est cette relativité que cela apporte tous les jours qui est riche et qui nous permet de nous protéger un peu. Ça nous empêche un peu de nous endormir aussi. Ça nous permet d’être plus en vie peut-être, d’être toujours dans cette recherche, dans cet apprentissage, d’être toujours tendu vers quelque chose. Je pense que la recherche pour ça, c’est une grande richesse.