AU TABLEAU !
Joël de Rosnay
Tout le monde a vu les fourmis se suivre en file indienne, de la fourmilière vers la nourriture, et revenir d'une source de nourriture vers la fourmilière. Mais quand il y a un obstacle en travers, dissymétrique (un rocher, un tronc d'arbre) comment se fait-il que les fourmis trouvent le chemin le plus court ? Parce qu'évidemment c'est plus intéressant pour elles de trouver le chemin le plus court, ça leur permet d'économiser de l'énergie et d'investir cette énergie dans l'entretien des larves, des reines, etc. Donc c'est une sélection darwinienne qui a favorisé le plus apte à trouver le chemin le plus court. Alors on va se dire mais il y a pas de problème, les fourmis sont très intelligentes, elles savent exactement quel chemin... Non, pas du tout ! Les fourmis c'est très, très bête individuellement. Mais c'est assez intelligent collectivement et, on va le voir, collectivement plus l'environnement. C'est un système complexe qui est fait de fourmis, d'un signal de reconnaissance, et de l'environnement. Alors comment ça se passe ?
D'abord, ce qu'il faut savoir, c'est que une fourmi, elle fabrique une sorte de parfum. Voilà une fourmi. Elle fabrique une sorte de parfum qui s'appelle des phéromones. Pas des phér-hormones, attention, méfiez-vous. Phéromones. Des phéromones. Des phéromones, les fourmis déposent, chaque fois qu'elles se déplacent, une goutte de phéromones par terre, dans la nature, et les autres fourmis, avec leurs antennes sentent cette goutte de phéromones et suivent, comme le petit Poucet dans la forêt qui mettait des petits morceaux de pain pour retrouver son chemin, eh bien, elles suivent, comme ça, à la queue-leu-leu, les autres fourmis qui déposent des phéromones. Premier point très important pour comprendre ce qu'on va dire.
Ensuite, deuxièmement, c'est que ces phéromones, leur odeur se dissipe au cours du temps. Disons, ça sent assez fort au début, et puis au bout du temps, ben l'odeur de phéromone se dissipe. Alors on va voir comment ça joue pour trouver le chemin le plus court.
Dessinons un petit paysage. Un petit paysage, voilà. Ici, j'ai ici un rocher et ici, j'ai un pot de confiture. Voilà. Un pot de confiture de myrtilles, ou de cerises ou de fraises, ça n'a pas d'importance. Et ici, j'ai la fourmilière F, pleine de fourmis. Alors les fourmis ont senti, certains éclaireurs ont senti qu'il y avait de la nourriture ici, qu'il faut la ramener à la fourmilière. Qu'est-ce qui va se passer ? Vous allez avoir une file de fourmis qui vont aller vers ce rocher et se diviser en deux. 50 % vont aller d'un côté et 50 % vont aller de l'autre côté. D'accord ? Il y a autant de chance qu'ils aillent d'un côté que de l'autre. Même chose pour le retour, à peu près 50-50. Mais n'oublions pas ce que j'ai dit tout à l'heure, c'est que chaque fourmi va déposer une petite goutte de phéromones de ce côté-là, et des petites gouttes de phéromones de ce côté-là aussi. Et donc, les fourmis vont suivre aveuglément, avec leurs antennes, l'endroit où ça sent fort. Ah, maintenant il y a une question très intéressante. Vous avez tous été pris dans un embouteillage de voitures. D'accord ? Si sur 100 m il y a 200 voitures, c'est très embouteillé. Et si sur 1 km il y a 100 voitures, c'est plus fluide comme on dit, dans les transports. Donc d'un côté on va avoir un embouteillage de fourmis et de l'autre côté on va avoir une certaine fluidité de fourmis. Donc dans l'embouteillage de fourmis, il y a plus de phéromones, ça sent plus fort. Donc, la fourmi, les fourmis d'après qui vont arriver, est-ce qu'elles ont 50-50 chances d'aller d'un côté ou de l'autre ? Pas du tout. Elles auront, disons, 70 chances d'aller de ce côté-là. 70 % vont aller par là, 30 % vont aller par là. Mais celles qui vont par là, elles vont mettre une goutte, et donc il y a ce qu'on appelle dans le jargon de la cybernétique, un feed-back positif, c'est-à-dire une amplification. Plus les fourmis vont aller de ce côté-là plus ils vont mettre des phéromones, plus ça va sentir fort, plus la chance pour que les fourmis aillent de ce côté-là va être 80 %, puis 90 %, puis 95 %. Et il y aura bien sûr, encore 5 %, je vais essayer de mettre un petit peu plus proprement, 5 % de fourmis qui sont un petit peu atypiques, qui veulent pas suivre la foule, enfin, c'est un peu des indépendantes. Elles vont aller de leur côté quand même, continuer à aller par là, il y en aura quelques unes qui vont se balader par là. Et toute la foule aura choisi le chemin le plus court. Là il y a 10 m, là il y a 1 m. Alors, comment elles ont choisi ? Elles ont pas choisi parce qu'elles sont intelligentes individuellement. « Ça c'est bon pour ma fourmilière », « c'est bon pour..., je vais économiser de l'énergie » à l'époque où il faut tellement économiser de l'énergie... Non, pas du tout ! Elles y vont parce que la multitude a dégagé des phéromones d'une odeur suffisamment forte pour qu'elles y aillent et qu'en y allant elles remettent une goutte qui amplifie l'odeur. Et ceci n'est possible que parce que l'environnement va mémoriser cette odeur. Donc c'est une combinaison à la fois d'un signal chimique, la phéromone, des antennes des fourmis qui vont suivre ce signal chimique et d'une sorte de mémoire engrammée, si vous permettez cette expression, c'est-à-dire inscrite dans l'environnement, qui participe à cette recherche du chemin le plus court. Et donc le résultat de l'ensemble de cette manip', c'est que les fourmis, la colonie de fourmis a économisé de l'énergie en évitant des détours beaucoup trop grands, cette énergie va être réinvestie dans l'entretien des larves, l'entretien des reines, l'entretien de la fourmilière, la bataille contre les autres fourmis qui voudraient piquer un peu leur ressources. Et donc sur le plan darwinien, vous savez, la théorie darwinienne de l'évolution et de la sélection du plus apte, va permettre à cette colonie de fourmis ou à cette espèce de fourmis de survivre et de se développer à l'encontre de celles qui n'ont pas su trouver le chemin le plus court.