Pourquoi chez-vous ? Antoine Lilti – Historien à l’EHESS-CRH-Labex Tepsis
Je fais partie des historiens qui ne s’intéressent pas tant que ça au passé. Je n’ai pas du tout de nostalgie, par exemple, pour le passé. En tant qu’il a disparu, un monde qui n’est plus, cette fascination pour le passé comme passé c’est le travail des antiquaires et pas des historiens. Moi, le passé m’intéresse en tant qu’il est présent. Et il a plein de manières d’être présent. Il est présent parce qu’il continue à agir sur nous. Moi, je travaille sur le dix-huitième siècle, donc je travaille sur les Lumières. La pensée des Lumières reste un enjeu aujourd’hui, on le sait bien, extrêmement vif. Donc de ce point de vue-là, il n’est pas entièrement passé, il est extrêmement présent. Au fond, cette présence ambiguë, cette présence de ce qui est là et qui en même temps n’est plus tout à fait là, elle permet ce rapport qui est à mon avis le rapport spécifique de l’historien à ses objets, qui est un rapport ironique.C’est que les choses ne sont jamais exactement ce qu’elles ont l’air d’être. Les chercheurs en sciences humaines ont une petite réticence à parler de leur rapport disons subjectif ou personnel à la recherche parce qu’ils font un tel effort pour construire et imposer aussi aux yeux du public l’objectivité de leur travail et de leurs recherches que de ramener au premier plan la part de subjectivité, d’intuition, d’investissement personnel, les met souvent mal à l’aise. Je pense que c’est un tort parce que justement la richesse ou la force, par exemple, du travail d’un historien, il ne se joue pas contre, il ne se fait pas en dépit de l’engagement personnel et subjectif qui le pousse à étudier tel ou tel sujet, mais il se fait grâce à ce type d’engagement, sans quoi il ne serait qu’un savoir un peu froid, désincarné, pseudo-objectif. Aujourd’hui, beaucoup d’historiens s’interrogent, depuis maintenant 15-20 ans, sur la proximité entre l’histoire et la littérature. Cela oblige les historiens à réfléchir à la façon dont eux-mêmes utilisent des outils littéraires lorsqu’ils écrivent l’histoire. Le bon historien sait où il y a du vide et surtout il ne le cache pas. Il montre les vides parce que les vides sont justement ce qui rend possible le fait qu’autour, il y ait de la connaissance. C’est parce qu’il y a des espaces de choses qu’on ne sait pas. Le fait de faire dialoguer des questions du présent avec une période plus ancienne, c’est à la fois – moi je trouve – très intéressant et en même temps toujours un peu dangereux parce qu’il y a le risque de l’anachronisme. Et l’anachronisme, c’est ce que beaucoup d’historiens appellent le péril mortel de l’histoire. Ce qui m’amuse et ce que j’essaie de faire, c’est justement de jouer sur ce décalage et cette distance. Donc à la fois penser le passé dans ce qu’il a de présent, c’est-à-dire dans la façon dont il continue à influencer le présent, et en même temps évidemment dans sa distance, c’est-à-dire dans la manière dont il nous permet de regarder autrement le présent puisque évidemment, Jean-Jacques Rousseau, pour reprendre l’exemple sur lequel j’ai travaillé - la naissance des célébrités - Jean-Jacques Rousseau n’est pas une star comme les stars de la télé-réalité d’aujourd’hui, ce serait absurde de dire ça et en même temps, toute la culture de la célébrité sur laquelle on vit aujourd’hui, est très largement l’héritière et tributaire des transformations qui ont eu lieu au XVIIIème siècle. Donc c’est ce rapport de distance-proximité, qui permet d’avoir un usage fructueux de l’anachronisme.