Devant chaque mur, une nouvelle chorégraphie s'ébauche. Les mains du grimpeur anticipent les mouvements avant même de saisir les prises.
- Dans une compétition, il y a 6 minutes pour lire la voie, d'abord on imagine les méthodes. Ces 6 minutes sont extrêmement importantes parce que c'est là qu'on va pouvoir se dire : cette prise-là, je peux faire un repos. Cette section-là va être très dure, il va falloir que j'aille vite dedans. Là, il faut que je fasse attention, les prises de biais sont petites, il faut que je sois précis. C'est énormément d'infos qu'on récolte du bas et qui sont utiles durant une grimpe. Sélectionné en équipe nationale d'escalade à l'âge de 14 ans en 2019, le jeune Havrais Victor Guillermin remporte la Coupe de France minimes la même année. Il connaît l'or, le bronze et l'argent, mais l'athlète ne brille pas qu'en compétition. Grand adepte d'escalade en extérieur, il part à l'assaut de pistes mythiques comme Estado Critico en Espagne, Condé de Choc en France et l'une des voies les plus difficiles du Moyen-Orient : Avaatara au Liban. Changement de paysage. Victor, aujourd'hui âgé de 18 ans, s'entraîne dans une salle de Rouen sous l'œil attentif de 2 chercheurs. Objectif : analyser sa stratégie de lecture des voies avant la grimpe.
- Quand tu veux, Victor.Parfait. Tu peux te placer sur le départ... Et regarder la cible. Une fois que tu l'as maintenue 1 ou 2 secondes, tu peux y aller. Super ! Parfait !
- L'objectif, c'était de tester le rôle de la prévisualisation sur les habiletés visuelles et les habiletés motrices. Leur articulation, comment la vision guide l'action, et de comprendre finalement comment on peut éduquer les grimpeurs à prévisualiser une voie, à observer une voie avant de la grimper. Et surtout est ce qu'il y a un intérêt à ne pas le faire ? L'hypothèse que l'on fait : quand un grimpeur prévisualise, s'il est novice, il va juste chercher une solution et il va essayer de repérer les prises pour ne pas en oublier. À un niveau supérieur, on pense que le grimpeur est capable de détecter les bonnes prises des mauvaises prises sur la base de la taille des prises, leur forme, la distance entre les prises. Et on pense qu'à un niveau encore supérieur, le grimpeur ne se satisfait pas
de regarder des aspects structurels des prises, mais vraiment des aspects fonctionnels. C'est-à-dire : qu'est-ce que je peux faire avec cette prise ? Quels mouvements me permettent cette prise ? Comment je peux passer d'une prise à une autre ? Il est déjà dans la simulation d'un enchaînement d'actions.
- Si on se retourne directement sans imaginer avant, on va se retrouver à réfléchir dans le bloc. Ça va nous amener à faire des erreurs. Et puis surtout, on n'a pas cette vision de loin de l'ensemble des prises. Ici, le grimpeur ne peut se saisir que des prises éclairées. Elles dessinent ainsi la voie à suivre. Pour le test d'aujourd'hui, Victor réalise 16 sessions de grimpe à difficultés variables. Pour certaines voies, il ne pourra même pas prévisualiser le bloc. Ce mur connecté, unique en son genre, lui indique l'itinéraire à parcourir.
- Le premier usage de ces prises connectées, c'est de pouvoir créer à l'infini des combinaisons de prises, pour créer différents types de voies. La deuxième chose qu'on a, c'est qu'à travers la vis, on détecte le contact, qui arrive sur cette carte aimantée auprès de la vis, qui transite à travers ce câble relié à un Hub et qui va ensuite à un concentrateur. On a ni plus ni moins que le temps d'arrivée, le temps de départ de la main ou du pied. Et ensuite on calcule le temps passé sur la prise. Pour reconstituer ces trajectoires, les chercheurs ont fixé un réflecteur de vélo, au bassin de Victor. Ils l'ont également équipé de capteurs de mouvements. Pour analyser sa lecture de la voie, ils l'ont munis de lunettes, pas tout à fait comme les autres.
- On ne peut pas savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Par contre, ce qu'on peut faire, c'est regarder avec des dispositifs expérimentaux, du matériel expérimental, ce sur quoi ils portent leur attention et ensuite les mouvements qu'ils réalisent. Ce qu'on analyse, c'est le comportement visuel et le comportement moteur. On utilise un masque optique qui permet de regarder où se pose le point de regard sur la scène. Le masque optique, c'est une paire de lunettes qui contient des capteurs qui filment les yeux. Et une caméra de scène qui est entre les deux yeux, qui filme la scène. À travers les yeux de Victor, les chercheurs décodent son comportement visio-moteur. Des données objectives complétées par des informations subjectives récoltées lors d'entretiens. Elles font l'objet de la thèse de Clément Ganachaud. L'occasion pour Victor de revenir sur ses prises de décision.
- Là, je me dis que vraiment celle-là, je vais la sauter.
- Ah celle-là ça y est !
- Celle-là, je suis sûr que je la saute.
- Donc tu essaies d'optimiser un peu plus.
- Ce travail d'analyse, je ne l'ai jamais fait en tout cas de manière aussi poussée suite à un entraînement. Ça m'amène à me poser des questions, que je ne prends pas la peine de me poser d'habitude. C'est bien en escalade d'améliorer le niveau physique mais améliorer le niveau technique, c'est important aussi.
- L'objectif de la thèse, c'est aussi de s'intéresser à ce que ressent le grimpeur quand il va se lancer sur un bloc. Mais qu'est-ce qu'il prend comme route ? Qu'est-ce qu'il a ressenti ? Qu'est-ce qu'il cherchait à faire ? Pour voir s'il va avoir une vision un peu plus détaillée de l'activité d'exploration lors de l'escalade. Et aussi voir si entre ce qu'il fait et ce qu'il regarde dans le bloc, est-ce qu'il y a une différence avec ce qu'il a ressenti, ce qu'il a vécu tout au long de sa course ?
- Ce que j'ai observé sur le bloc 6C, c'est le niveau le plus élevé qu'on a proposé à Victor, sans prévisualisation, il y a eu beaucoup plus de mouvements exploratoires que lorsqu'il a grimpé le bloc où il a pu prévisualiser. On a vu des fois où il a pris une prise, il a relâché, il en a pris une autre, voire même il est redescendu, il a changé les prises de pied. Il a vraiment exploré avec les mains et avec les pieds. On pense qu'il y a un intérêt à ne pas forcément tout anticiper et vouloir tout routiniser, tout automatiser, tout répéter à l'entraînement. On pense qu'au contraire, c'est bien d'intégrer à ces routines de prévisualisation des moments où on surprend le grimpeur pour l'obliger à s'adapter et à trouver des solutions qui ne sont pas forcément prévues et anticipées. Des facultés d'adaptation, Victor va en avoir besoin. Car s'il se prête au jeu des chercheurs, c'est aussi parce que le jeune athlète ne manque pas d'ambition. - 2024 pour moi ça va être compliqué. Mais 2028, j'espère y aller. C'est un peu le Graal de tout sportif. Donc forcément, on a envie d'aller aux JO et de briller aux JO.