Avec un peu d’humour, maintenant, on appelle Madame Patate. Mais c’est une histoire qui commence il y a quelque temps avant de faire ce que j’appelle Patatutopia qui est un grand triptyque à la gloire des patates, si je peux dire, mais plus précisément, des vieilles patates. En fait, je tournais un documentaire que j’ai appelé « Les glaneurs et la glaneuse » parce que j’étais avec eux, mais j’étais intéressée par, dans ce temps de « surconsommation-surdéchets », quels sont les gens qui mangent ce que nous jetons ? Et ça se passe dans plusieurs territoires, les marchés, les marchés qui viennent deux fois par semaine et qui n’emmènent pas vraiment tout, qui abandonnent un peu des légumes, des boîtes d’œufs à moitié fermées. Et qu’est-ce qu’on glane encore à la campagne ? Et ce mot qui a un petit peu disparu, en tout cas quand j’ai tourné en 2000, – on n’employait plus ce mot – et je me suis renseignée : qu’est-ce qu’on glane ? On ne glane plus de blé parce que les machines sont si perfectionnées, ils attrapent les épis, ils prennent tout, ils l’épluchent, ils font les meules... Donc il y a encore beaucoup de choses qu’on peut glaner, c’est... les maïs, les pommes, les fruits, les fruits d’été, et les patates ! Et donc je me suis appliquée, pour comprendre où est-ce qu’on glanait des patates, à aller voir des agriculteurs, des cultivateurs de patates. Et je suis tombée, à ma grande surprise, sur le fait que, dans cette société formatée, on vend des patates de 5 cm sur 7, ou de trois cm sur 8, mais... tout ce qui n’est pas au format, et c’est bien un symbole de notre société, est poussé, est jeté. Donc, il y a des camions entiers qui déversent des patates trop petites ou trop grandes. Comme le sujet m’intéressait, j’ai suivi ces camions de déversage, et un type qui était assez malin pour les ramasser a sorti des patates en forme de cœur. Déjà... c’était presque symbolique. On jette des patates en forme de cœur ! C’est tout dire. Et je les ai ramenées à la maison. Je les ai mises sur des verres, sur des pots, je les ai regardées vieillir, si j’ose dire. Et c’était épatant parce que j’en ai mis dans des boîtes en carton, à la cave, dans la lumière, dans le noir. Et cette culture du vieillissement des patates m’a inspirée... quand j’ai été invitée à la biennale de Venise, m’a inspirée tout de suite de me servir de ces... de ces tubercules devenus tout à fait très beaux. Alors d’abord, parce que suivant comme ils vieillissent, c’est ou des radicelles transparentes, ou des germes, ou des craquelures. J’ai exploité, si je peux dire artistiquement, toutes les façons dont les patates vieillissaient... ... et regermaient. Elles ne sont plus mangeables, elles ne sont pas utilisables, elles ne sont pas vendables, mais elles existent quand même. Alors cette force, cette beauté de toujours créer de la vie m’a beaucoup fascinée. Alors, le projet était un triptyque parce que c’est ce que j’aime depuis toujours, les triptyques anciens, et ça permet de proposer plusieurs lectures en même temps. Donc le centre, il s’agit de patates en forme de cœur qui respirent. Elles respirent vraiment... on a mis évidemment un son de respiration. Et sur les flancs, sur les volets du triptyque, ce sont toutes les déclinaisons de leurs germes, leurs radicelles, leurs craquelures, et tout ça, que j’ai filmées avec beaucoup de plaisir et que j’ai montées avec Jean-Baptiste. Et alors on s’amusait parce qu’on a fait nous-mêmes des sons. On a eu l’impression qu’il y avait une espèce de grouillement de sons et de vie qui apparaissait comme ça entre les mouvements. Voilà. C’était un plaisir de filmer ça. Et évidemment, les plus belles patates, je les avais photographiées sur une espèce de vieux zinc. J’ai considéré que c’était des patates stars. Il y en a des plus belles que d’autres. Il y en a une dizaine, je crois. Il y en a trois que j’aime encore plus que les autres. Donc, c’est amusant de s’approcher de la beauté qui est dans des déchets, dans des choses abandonnées dans des choses oubliées. Je ne suis pas la seule à travailler dans ce domaine. Beaucoup d’artistes, non seulement utilisent la récupération, utilisent le recyclage, mais surtout, c’est une attention particulière à ce qui est considéré comme pas valable dans notre société. Et le valable n’est pas un mot important, mais est-ce qu’on peut s’approcher, voir la beauté des choses ? C’est ça qui m’a plu le plus, et je suis contente que ce soit montré.