Comment ne pas mourir de soif quand les sources d'eau douce sont à sec ? En Catalogne, on prélève l'eau de la mer Méditerranée pour en extraire le sel et la rendre potable. Nous sommes dans la plus grande usine de dessalement d'Europe, située dans le delta du Llobregat, à quelques kilomètres de la ville de Barcelone. Grâce à une technologie de pointe, l'usine produit jusqu'à 60 milliards de litres d'eau douce par an. Pendant la sécheresse record qui a frappé la région de 2021 à 2025, elle fonctionnait à pleine capacité pour produire 33 % de l'eau potable de toute l'aire métropolitaine barcelonaise qui regroupe 3,2 millions d'habitants. La gestion de l'eau est un enjeu social, écologique et politique majeur en Catalogne. La ressource est menacée par des sécheresses toujours plus intenses dues au dérèglement climatique. Plusieurs solutions sont explorées pour anticiper les prochaines crises, avec en priorité, l'ouverture de deux nouvelles usines de dessalement d'ici 2030. Une stratégie qui inspire certaines régions françaises, elles aussi menacées par des pénuries d'eau. Mais ce procédé, très gourmands en énergie et aux conséquences environnementales encore méconnues, fait débat. L'Agència Catalana de l'Aigua est l'entité publique chargée de la gestion de l'eau en Catalogne. Entre 2021 et 2025, la région traverse la pire sécheresse jamais enregistrée sur son territoire. Plus grave encore que celle de 2008 qui avait pourtant été rude. C'est l'évolution du système Ter-Llobregat, le système qui est le principal responsable de la pollution liée à l'eau dans la région métropolitaine de Barcelone. À partir de septembre 2021, on a commencé à avoir une diminution des précipitations. La sécheresse que nous avons eue a eu une durée de 56 mois. En mars 2024, le barrage de Sau, connu pour son église qui refait surface lors de faibles précipitations, était rempli à seulement 14 % de sa capacité, contre 20 % en 2008. Avant cette sécheresse inédite, 90 % de l'eau potable de Barcelone provenait de sources naturelles. Les 10 % restants venaient de deux usines de dessalement, celle Del Prat de Llobregat, construite en 2009, et celle plus petite de la Tordera. Mais devant l'urgence, le gouvernement catalan a déclenché un plan d'action spécial sécheresse avec trois mesures principales. Des restrictions drastiques de tous les usages de l'eau, l'arrêt du maintien du débit écologique des rivières, normalement assuré par le flux des barrages, et enfin la mobilisation massive de sources d'eau non conventionnelles, le dessalement et réutilisation des eaux usées. Avec le retour de grosses pluies en 2025, l'état d'urgence hydrique et les restrictions ont été levés. Mais l'Agence Catalane de l'Eau veut anticiper les prochaines crises et va investir 2 milliards d'euros dans la construction de nouvelles usines. À la fin d'une hypothétique sécheresse en 2030, on aura 70 % d'eau non conventionnelle et 30% d'eau naturelle. C'est le projet et l'objectif qu'on a en ce moment. On pourra dire qu'on est indépendants de la climatologie. Des eaux de pluie. S'émanciper de la pluie, un défi colossal qui passe par un lourd arsenal technologique. À titre de comparaison, il faut dépenser 0,75 kWh par m3 pour potabiliser une eau de surface et 0,02 kWh pour des eaux souterraines, sans compter le coût de la construction et de la maintenance des infrastructures. En d'autres termes, le coût énergétique du dessalement par osmose inverse est bien supérieur à la potabilisation d'eau douce naturelle. D'après Annelies Broekman, hydrologue au Centre de Recherche Publique du CREAF, en plus d'être très énergivore, le dessalement est aussi une solution très limitée. Il y avait une campagne de communication de l'Agence de l'Eau qui disait qu'on pouvait s'émanciper de la pluie grâce à la désalinisation. Je crois que c'est une dystopie. La désalinisation n'est pas comparable à la pluie. Par exemple, en un jour, tu peux avoir 20 hm3 de pluie, soit la production annuelle de notre dessalinisateur. L'important, c'est que la désalinisation n'est pas un usage de tous les jours. C'est une option de flexibilisation du système. Donc c'est important, le coût, la consommation énergique, tout ça, c'est bien, c'est une mesure d'adaptation, mais ce n'est pas un miracle. Au-delà du coût énergétique, l'impact environnemental des rejets de saumure sur les écosystèmes est encore peu étudié. Si l'Agence Catalane de l'Eau tient un discours rassurant à ce sujet, la construction de nouvelles unités de dessalement augmentera les volumes de sel et de produits chimiques rejetés en mer qui pourraient, à terme, altérer l'équilibre de la faune et de la flore marine. Face à la sécheresse qui s'intensifie et les sources d'eau douce qui s'amenuisent, une nouvelle solution est lancée à partir de 2022 dans la station d'épuration de Baix Llobregat : la régénération et la réutilisation des eaux usées. D'habitude, les eaux usées sont envoyées dans des stations d''épuration classiques. Là-bas, les principaux polluants sont éliminés et l'eau épurée est rejetée dans la mer ou dans les rivières. Dans le cas du Baix Llobregat, l'eau passe par une étape additionnelle appelée régénération, pour servir d'autres usages. D'abord, on applique un traitement physico-chimique avec des agents coagulants et des filtres de sable ultra fins pour évacuer les grosses particules. Ensuite, l'eau circule dans un tube avec plusieurs membranes en fibre de soie avant de subir une désinfection par irradiation UV pour éliminer les bactéries et les virus. Quel est le coût énergétique d'un tel traitement ? L'eau régénérée est ensuite acheminée 14 km en amont du Llobregat pour y être déversée et subir une dilution naturelle. Quelques kilomètres plus bas, l'eau est prélevée dans le Llobregat, puis potabilisée dans une usine dédiée, et enfin, redistribuée à la population de Barcelone. Mais pourquoi l'eau doit-elle repasser par la rivière ? Techniquement, il serait possible d'épurer l'eau, de la traiter et l'envoyer à Barcelone. Mais c'est interdit en Europe. Ce qui est possible en Europe, c'est ce qu'on appelle une réutilisation indirecte. Ça veut dire qu'on doit utiliser la nature pour qu'elle soit impliquée dans le traitement qu'on fait à l'eau. La motivation de ce projet, c'était de donner de l'eau potable à la ville de Barcelone. Ce n'était pas environnemental, mais c'est aussi une possibilité. En effet, en fonction du contexte, l'eau régénérée peut avoir plusieurs usages. Au pic de la sécheresse, 25 % de toute l'eau potable de Barcelone provenait de la réutilisation indirecte. Là encore, l'Agence Catalane de l'Eau souhaite augmenter cette production d'ici 2030, en exploitant la rivière Besòs, au nord de la ville. Pourtant, toujours selon Annelies Broekman, cette solution doit être utilisée avec parcimonie. La réutilisation, c'est très intéressant, mais très limité aussi. La plupart de l'eau qui circule dans un fleuve méditerranéen est déjà usée. Donc si tu fais une réutilisation de 100 % de l'eau, tout le système sèche, c'est "ciao". Tout le fleuve est tué. On a besoin que l'eau qu'on a utilisée retourne dans le système. On peut faire de la réutilisation dans deux conditions. Une, en bout de course, dans le Delta, juste avant d'entrer dans la mer. Et l'autre façon que l'on peut faire, c'est dans un système fermé. Donc si tu as une industrie, et disons que j'ai 10 gouttes d'eau. Je prends mes 10 gouttes, et je les utilise 100 fois. Ça, c'est pas mal, parce que c'est une réduction directe d'extraction du fleuve. Bien que ces dispositifs soient essentiels en cas de crise, la réutilisation indirecte et surtout le dessalement ne sont pas des solutions entièrement viables sur le long terme. D'après l'association écologiste Aigua és vida et le mouvement Ecologistas en acción, ces technologies s'inscrivent dans une logique anthropocentrée et productiviste qui n'a pas vocation à réduire la demande, mais plutôt à donner l'illusion d'un accès à l'eau infini. Le manque d'eau n'est pas seulement lié au changement climatique ou à la croissance de la demande. Il y a un facteur très important qui est l'écosystème, l'écoulement naturel des masses de l'eau. Les gens ne voient que leur robinet. On pense que c'est illimité parce qu'une usine, une compagnie me donne de l'eau parce que je paye. On doit voir la sécheresse comme un problème intégré. Les solutions aussi doivent être intégrées. Je crois que notre planification hydrologique n'est pas suffisamment complète et diversifiée. En 2020, la Commission européenne a mis en place une stratégie pour la biodiversité à l'horizon 2030, visant à protéger 30 % des terres et mers de l'Union européenne et à restaurer les écosystèmes. Dans les mesures proposées : rétablir la dynamique naturelle des fleuves en enlevant progressivement barrages et retenues d'eau artificiels. Si la Catalogne a déjà retiré 36 petits barrages sur son territoire, cette solution reste difficile à mettre en place dans le système actuel. Quand on a la réalité de Barcelone, quand on a des industries, de l'agriculture, beaucoup de tourisme, une grande population, on doit trouver une combinaison de solutions naturelles, des solutions de la nature, mais aussi des solutions "grises". Ce sont des solutions artificielles mais qui rendent possible le système socio-économique qu'on a maintenant. C'est un équilibre, en fait. Mais dans une situation idéale, c'est parfait d'utiliser des moyens naturels pour laisser la nature évoluer. Ce qui n'est pas naturel, c'est d'avoir des grandes villes, comme ici. Il n'existe pas de stratégie parfaite de gestion de l'eau, mais une combinaison d'approches diverses à mettre en place avec la participation active de tous les usagers du territoire. À titre d'exemple, le programme européen Interreg Poctefa facilite la collaboration transfrontalière afin d'améliorer la gestion du cycle de l'eau entre la France, l'Espagne et Andorre. Au vu des défis à venir, c'est à travers ce type d'initiatives démocratiques et multidisciplinaires que pourront se dessiner les contours d'une réelle gouvernance de l'eau entre pays voisins.