AU TABLEAU ! Étienne Klein
Aujourd’hui, je vais parler de la différence entre la masse et le poids qui sont deux notions que dans le langage commun, en général, on confond. Et celui qui a le premier fait la distinction entre la masse et le poids, c’est Isaac Newton, grand physicien anglais, qui considère que la masse, c’est une sorte d’étiquette que possède les corps qui va les couper au champ de gravitation. Autrement dit, la masse d’un corps, c’est ce par quoi il va subir l’influence de la gravitation. Et ce que montre Newton, qui reprend en l’occurrence les travaux de Galilée, c’est que la trajectoire d’un corps massif dans un champ de gravitation ne dépend pas de sa masse. C’est ce qu’on appelle l’universalité de la chute libre proposée par Galilée. Donc, la trajectoire d’un corps dans un champ de gravitation ne dépend pas de sa masse. Simplement, si un corps a une masse, cette étiquette qui le coupe à la gravitation, il va subir une force qui est la force de gravitation qu’en général, on appelle son « poids ». Et la masse dont il est ici question, c’est ce que Newton appelle la masse grave. C’est la masse qui coupe un corps à la gravité. Mais il explique qu’il existe une autre masse qu’il appelle la masse inerte, qui n’a rien à voir avec la première, qui mesure simplement l’inertie d’un corps, c'est-à-dire la difficulté qu’il y a à le mettre en mouvement s’il est immobile, ou bien à le freiner ou à l’accélérer s’il est déjà en mouvement. Autrement dit, la masse inerte mesure la résistance aux mouvements des corps. Et ce que montre Newton, c’est que ces deux notions qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre - celle-ci coupe la masse d’un corps à l’accélération qu’il subit dans un champ de pesanteur et celle-ci mesure la difficulté qu’il y a à mettre un corps en mouvement - eh bien ces deux masses qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre, en fait, sont égales, si on choisit bien le système d’unité. Newton dit que la masse grave, appelons-la Mg, est égale numériquement à la masse inertienne. Il note cette égalité sans comprendre son origine. Mais cette égalité a des conséquences étonnantes. Par exemple, si autour de la Terre... plutôt autour du Soleil, il y a la Terre qui tourne, si au lieu de... si on remplaçait la Terre qui tourne autour du Soleil par un autre objet de masse quelconque, par exemple un petit pois ou une autre planète beaucoup plus lourde que la Terre, Jupiter par exemple, eh bien si on remplaçait la Terre par un autre objet et si on donnait à cet objet la même vitesse que celle de la Terre au point de remplacement, la trajectoire de l’objet autour du Soleil sera la même que celle de la Terre. C’est une façon radicale d’expliquer le fait que la trajectoire d’un corps dans un champ de gravitation ne dépend pas de sa masse. Alors, quelques siècles plus tard, un autre physicien, au moins aussi célèbre que Newton, qui s’appelle Albert Einstein, travaille un après-midi de mai 1916 à l’Office fédéral de la Propriété intellectuelle à Berne et il réfléchit autour de cette égalité que Newton avait élaborée entre la masse inerte et la masse grave. Et il a, dira-t-il plus tard, à ce moment-là, l’idée la plus heureuse de sa vie, c'est-à-dire qu’il comprend que quand on est en chute libre, on ne sent plus son propre poids. Autrement dit, quand on tombe, tout se passe comme si notre poids était annulé alors que par ailleurs, quand on tombe, c’est sous l’effet de son poids. Donc, il y a une sorte d’ambivalence, de difficulté dans cette phrase d’Einstein. Et ce que va comprendre Einstein ce jour-là, c’est que lorsqu’on tombe finalement, les objets qui tombent avec nous, par exemple notre parapluie, notre portefeuille, notre chapeau, ils tombent en même temps que nous à la même vitesse que nous, du fait de l’universalité de la chute libre qui avait été démontrée par Galilée, tous les corps tombent de la même façon de sorte que par rapport à nous, tout se passe comme s’ils ne tombaient pas. Autrement dit, le fait de tomber crée l’impression, localement, que la pesanteur n’existe plus. Donc, la chute annule le poids et Einstein, autour de cette idée, va formuler ce qu’il appellera le principe d’équivalence. Le principe d’équivalence, c’est l’idée qu’une accélération peut simuler un champ de gravitation et réciproquement qu’un champ de gravitation peut annuler un champ de pesanteur. Par exemple, quand vous tombez dans un ascenseur en chute libre, tout se passe comme si votre poids avait été annulé ou comme si la gravité, la loi de la gravité, avait été en quelque sorte compensée ou annulée par l’accélération. Et autour de cette idée, Einstein va travailler pendant 8 ans à peu près, jusqu’à aboutir en 1915 à une nouvelle théorie de la gravitation qui s’appellera la théorie de la relativité générale. Et donc, on voit par là qu’en réfléchissant autour d’un concept qui paraît évident comme celui de la masse, on peut être amené à révolutionner les théories physiques.