1 Des entrelacs, de l'or sur fond noir, un sphinx. Est-ce un tableau antique ? Est-ce une pièce de joaillerie ? Machine à coudre Singer n°15, 1927 Une machine à coudre, c'est une machine-outil faite pour assembler des pièces de tissu. Cet instrument de travail connu un succès considérable à partir de la fin du XIXe siècle. La raison de ce succès repose sur une astuce : on a déguisé la machine-outil en meuble de salon. Les montants, le pédalier, la roue qui entraîne la courroie de cuir sont en fonte, un métal brut très résistant, le même acier que celui dont on fait les plaques d'égout. Pas très beau en principe. Ici des arabesques élégantes transforment ce matériau vulgaire en fine dentelle, agréable à l'œil. La table de travail, faite d'un bois de bonne qualité et joliment nervurée, supporte la machine elle-même, manifiquement décorée, toute brillante d'or. Un véritable bijou. Sauf que la décoration n'est faite que de quelques décalcomanies posées sur un email noir et vernis. Dessous, il y a une pièce de fonte qui fait le corps de l'appareil et qui dissimule les bielles, les engrenages, les arbres de transmission. Les plaques en métal brillant, comme un nouvel élément de décoration, dissimulent en fait les trappes d'accès à la mécanique interne. La tête de la machine et son pied presseur travaillent ensemble pour coudre. En dessous, les dents du mécanisme entraînent le tissu. Sous la surface de la table, la canette, une petite bobine de fil, va et vient et s'entrelace avec le fil de l'aiguille pour produire le point de couture. La tête de la machine est décorée comme une œuvre d'art. Des accessoires sont livrés avec la machine : parmi eux, petite, discrète, comme si elle voulait se faire oublier, une burette d'huile. De l'huile comme pour les moteurs, comme pour toutes les mécaniques. Les premières machines à coudre sont vendues à partir de 1850 en Angleterre et aux Etats-Unis. Pourtant, on doit son invention à un Français, Barthélémy Thimonnier. Tout commence en 1830. "M. Herriot rappelle les principaux événements de la vie de Barthélemy Thimonnier artisan obscur qui, poussé par la volonté de libérer ses semblables, comme lui courbés sur une tâche ingrate et monotone, s'intéressa à la mécanique et réalisa la machine qu'il avait conçue. Cette machine primitive qu'il appelait métier pour la confection des coutures dites à point de chainette rendait bien les services qu'on attendait d'elle. Elle n'eut cependant aucun succès en France et comme bien des inventeurs il mourut à 66 ans dans la plus grande misère. Mais l'Amérique s'empara de l'invention de notre malheureux compatriote et en tira des profits énormes en revendant sa machine qu'elle avait pourvue des perfectionnements que l'on voit sur la machine à coudre actuelle. Et cette machine américaine, c'est une Singer. Singer s'impose en France grâce à une stratégie commerciale nouvelle. Première innovation : la vente par abonnement. Ce que l'on appellerait aujourd'hui le crédit à la consommation. Une machine à coudre coûte très cher, plusieurs mois du salaire d'un ouvrier. Pourtant, Singer réussi à attirer cette clientèle. Comment ? Grâce au crédit. En achetant une machine, la femme au foyer travaille chez elle, gagne de l'argent et rembourse son emprunt. Mais il s'agit encore d'avoir du travail à faire. C'est là qu'interviennent les abonneurs. Les abonneurs sont des vendeurs à domicile qui vont de village en village. Ils font la réclame pour les machines Singer et glissent aux acheteuses le nom d'un confectionneurs qui leur donnera du travail. C'est l'invention du travail à domicile ! La femme au foyer coût pour des fabricants de vêtements. Dans les villes, des ateliers apparaissent. Dedans, des dizaines de machines que les travailleuses ont payé à crédit. La presse ouvrière dénonce ces pratiques : l'ouvrier paye et s'endette pour acheter l'outil de travail qui enrichit le patron ! Dans sa stratégie commerciale, Singer complète le crédit par une autre innovation : le matraquage publicitaire. Ces affiches sont partout. Sur les murs, dans les journaux. On y montre la machine dans un cadre de vie élégant. Acheter une Singer, c'est appartenir au monde heureux des gens riches. C'est loin d'être le cas pour beaucoup mais les décorations et le bois précieux sont là pour faire illusion. L'outil de travail est transformé en objet chic. Chic ? Oui, mais il ne faut quand même pas faire oublier que la Singer sert à s'enrichir ! Le S géant des affiches ne rappelle-t-il pas étrangement le symbole du dollar ? "Une machine Singer dans un foyer nègre, arabe, indien, malais, chinois, annamite ou dans n'importe quelle maison sans boussole du Tiers-monde. C'était le dieu lare qui raccomodait les mauvais jours de notre enfance." René Depestre, Au matin de la négritude, 1990. "Sous nos toits, son aiguille tendait des pièges fantastiques à la faim. Son aiguille défiait la soif. La machine Singer domptait des tigres. La machine Singer charmait des serpents. Elle bravait paludisme et cyclones, et cousait des feuilles à notre nudité. La machine Singer ne tombait pas du ciel, elle avait quelque part un père, une mère, des tantes, des oncles et avant même d'avoir des dents pour mordre, elle savait se frayer un chemin de lionne..." Les mémoires ont oublié la vente à crédit, le matraquage publicitaire et toutes les stratégies commerciales. Ne reste qu'une machine de légende qui a marqué l'imaginaire des hommes et des femmes du monde entier.