Le 15 avril 2019, un incendie se déclare dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. La charpente se consume. La flèche s'effondre. Les Parisiens se pressent pour assister au drame, impuissants. L'émotion est immense, partagée dans le monde entier, notamment via les réseaux sociaux. "J'ai appris l'incendie par un message de mon petit frère alors que je montais dans le métro... J'ai allumé les chaînes d'information et là, j'ai vu. J'ai réalisé que la cathédrale était bien plus qu'un bâtiment pour moi. J'ai aussitôt eu un choc." Ça nous révèle qu'elle est quand même inscrite dans les cœurs et dans les esprits, à une échelle... peut être qu'on ne soupçonnait pas. En fait, je pense que ce qui fait la différence pour Notre Dame, c'est le fait qu'elle appartient à la culture populaire, et ce, grâce à Victor Hugo et Notre-Dame de Paris. Et puis aussi grâce à Walt Disney et son adaptation de Notre-Dame de Paris Notre Dame, elle est connue d'une manière ou d'une autre, par tous et partout. Pour mieux saisir l'ampleur de l'émotion suscitée par l'incendie et la place du patrimoine dans notre société, un groupe d'anthropologues et de sociologues du chantier scientifique de Notre-Dame de Paris lance une grande enquête en ligne, inédite. Plus de 500 questions sont imaginées pour récolter les souvenirs et les expériences des fidèles, des riverains et des nombreux visiteurs de Notre-Dame. "C'est un souvenir vécu loin de Paris. Quand j'ai entendu Le grand bourdon, retransmis à la radio le jour de la Libération de Paris, en 1944... Je rentrais en taxi de la gare d'Austerlitz. La nuit était claire, il y avait peu de circulation. Le chauffeur avait mis France-Musique et nous avons longé Notre-Dame... Les messes de rentrée étudiante, avec la distribution de soupe à la fin dans les jardins de la cathédrale... Ces soirs-là, nous étions tous frères et sœurs." Notre intention était quand même de saisir la diversité des expériences et des usages de chacun au sein de Notre-Dame, sachant que quand on est touriste, rien ne vous interdit d'aller faire brûler un cierge ou de faire une prière. Ce qui est frappant, c'est le nombre de mentions avec "premiere fois", "la première fois que je suis venu à Notre-Dame." "Mon meilleur souvenir est ma première visite avec mon père en 1943. J'en avais oublié la guerre. Lorsqu'à mon tour, j'ai fait visiter Notre-Dame à ma fille... Mon premier concert d'orgue quand j'avais cinq ans. Mon premier baiser avec mon mari..." Aucune enquête n'avait encore été menée sur les publics de Notre Dame. Alors, au final, on a eu plus de 2100 réponses. Pour l'heure, les unes et les autres attrapent ce questionnaire avec les problématiques qui sont les leurs. Par exemple, Anne Monjaret travaille sur l'attachement des Parisiens à Notre-Dame de Paris. En ce qui me concerne, je m'intéresse davantage aux médiations, donc les visites et les visites guidées. L'idée était aussi que tous ces acteurs qui aujourd'hui, sont impliqués dans la restauration de Notre-Dame puissent trouver eux aussi des réponses aux questions qu'ils se posent. Au fil des témoignages, Notre-Dame apparaît comme un bien commun C'est aussi ce que révèlent les centaines de lettres et de mails adressés au recteur de la cathédrale au lendemain de l'incendie pour récupérer un morceau de charbon de bois ou de pierre. En effet, tandis que la communauté scientifique considère les débris du sinistre comme des vestiges, de nombreuses personnes, elles, les perçoivent comme de véritables reliques. Par exemple, un couple d'Américains qui vivait à Paris dans les années 1960 et qui avait fait baptiser leur fille à Notre-Dame de Paris. Et ils demandent s'ils peuvent récupérer un petit morceau de charpente de Notre Dame calciné, en précisant les dimensions, si possible entre dix et quinze cm, accompagné d'une note qui certifie l'emplacement, qu'il s'agit bien d'un fragment de Notre-Dame de Paris. Des demandes qui ne peuvent être satisfaites compte tenu du statut patrimonial de ces vestiges, mais que les anthropologues et sociologues étudient avec curiosité, tout comme l'histoire singulière de certains objets. L'histoire de la Vierge du Pilier, par exemple, retrouvée intacte au milieu des décombres, et considérée comme miraculée, mais aussi celle du coq reliquaire de la flèche, cabossé après une chute de plus de 90 mètres et actuellement exposé à la Cité de l'architecture et du patrimoine. Le coq a été ramassé. Il a tout de suite été perçu comme un objet martyr. Témoin des traces de sa chute et de la catastrophe. Ce qui est intéressant sur cet objet, c'est que c'est un objet pour lequel il y a un consensus qui semble quand-même s'établir entre les mondes patrimoniaux et cultuels. C'est d'investir cet objet qui, vraisemblablement, ne sera pas restauré, pour qu'il porte le témoignage de la catastrophe. Alors probablement, c'est un autre coq qui coifferait la flèche restaurée et ce coq-là, pourrait avoir vocation à marquer, justement la mémoire de l'édifice. La totalité des vestiges ont été prélevés, documentés et stockés dans un entrepôt du nord de l'Île-de-France, prêts à être analysés par les autres groupes de recherche du chantier de Notre-Dame dédiés notamment au métal, à la pierre ou encore au bois. L'ensemble des données récoltées aidera à reconstruire une cathédrale en accord avec les attentes du public, mais aussi respectueuse de l’œuvre originelle. On se pose encore énormément de questions sur les édifices qui ont précédé Notre-Dame depuis l'époque mérovingienne jusqu'à l'époque gothique, à la fois les édifices qui ont précédé Notre-Dame, mais les états antérieurs même de Notre-Dame en tant que telle. Si je prends l'exemple de la charpente, il y a eu une quarantaine de carottages qui ont été faits dans les années 90, avec des datations sur certaines parties de la charpente, notamment au niveau du chœur et de la nef. Mais aujourd'hui, c'est une occasion un peu unique, justement, de pouvoir faire une étude beaucoup plus poussée, sachant que l'intégralité des bois a été conservée. Puis, il y a tout un tas de questions qui se posent sur le mode d'abattage des arbres, le fait que ce soient des bois qui étaient verts et non pas des bois secs, et aussi sur une restitution du climat grâce à l'étude des bois. Depuis fin avril 2019, on était entre 100 et 150 personnes sur le chantier, à savoir que archéologues, charpentiers on a tous travaillé main dans la main à partager nos compétences, nos expériences, à partager nos savoir-faire. C'est une aventure terminée, mais en même temps, c'était une aventure fabuleuse, extraordinaire. Mais déjà, les anthropologues s'intéressent au caractère exceptionnel des matériaux qui vont participer à la restauration de l'édifice. Il y a donc une de nos collègues qui s'appelle Véronique Dacier, qui est anthropologue et qui s'intéresse à toute la chaîne du bois et à toute la collecte des bois qui sont destinés à intégrer la charpente et la flèche de Notre-Dame de Paris. Et donc, ce que ça permet d'observer, c'est que ces bois, sont d'emblée prélevés, individuels ou collectifs pour leur exceptionnalité, et que certaines personnes, effectivement, vont jusqu'à faire tronçonner un petit morceau du bois pour le garder pour eux, faire bénir ce petit morceau de bois, le donner à leurs enfants, le garder dans la famille comme un souvenir, le déposer sur la tombe d'un ancêtre qui était lui-même propriétaire forestier, et que ces pratiques sont loin d'être neutres et anecdotiques.