AU TABLEAU ! Étienne Klein
Aujourd'hui nous allons nous interroger sur la nature de la masse. Qu'est-ce que la masse ? C'est une question qui peut sembler stupide, tout le monde sait ce que c'est que la masse, c'est une quantité qu'on mesure en kilogrammes et qui mesure la quantité de matière contenue dans un corps. Mais on va voir qu'à propos de la masse, beaucoup de questions se posent, continuent de se poser en physique et c'est ces questions que nous allons essayer de raconter. Alors l'histoire a commencé avec la chute des corps. Les corps tombent et quand nous les regardons tomber, nous voyons que les corps les plus lourds tombent plus rapidement que les corps les plus légers. C'est ce qu'avait noté Aristote, en particulier, mais beaucoup d'autres avaient observé ce phénomène évident : les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Et au XVIIe siècle, au tout début, Galilée, grand physicien italien, se met à réfléchir sur la chute des corps et se pose la question de savoir si Aristote a vraiment raison. Est-ce que les choses se passent comme nous voyons qu'elles se passent ? Et il va faire une expérience qu'on appelle une expérience de pensée. C'est-à-dire qu'il va pas réaliser une expérience, il va se demander intellectuellement quelles seraient les conséquences de la loi d'Aristote si elle était vraiment vraie. Alors supposons, dit Galilée, qu'Aristote ait raison. Ça veut dire que si je prends par exemple une boule de pétanque et si je laisse tomber en même temps qu'une balle de tennis, puisque la boule de pétanque est plus massive que la balle de tennis, elle va tomber à une vitesse qui est plus grande que celle de la balle de tennis. C'est ce que dit Aristote. Admettons que ce soit vrai. D'ailleurs si on fait l'expérience, c'est ce qu'on voit. Mais, dit Galilée, imaginons que maintenant, on mette une ficelle qui relie la boule de pétanque à la balle de tennis. Dans ce cas, l'ensemble formé par les deux objets, la balle de pétanque plus la boule de tennis, ou plutôt la boule de pétanque plus la balle de tennis, est plus lourd que la boule de pétanque. Or, d'après Aristote, plus un corps est lourd plus il tombe vite. Donc, l'ensemble formé par ces deux objets doit tomber plus vite que la boule de pétanque. Première conclusion. Mais en même temps, pendant la chute, la balle de tennis qui tombe moins vite que le boule de pétanque va tendre la corde. Le système en fait va tomber comme ceci : il y aura la boule de pétanque, au-dessus d'elle, la balle de tennis et la corde qui sera tendue. Et comme celle-ci tombe moins vite que celle-là, sa chute, dans sa chute, elle va freiner la chute de la boule de pétanque. Et donc cette fois, je conclue, à partir des mêmes prémisses, à partir de la même hypothèse que l'ensemble formé par les deux objets tombe moins vite que la boule de pétanque puisqu'elle est freinée par la balle de tennis. Et donc j'arrive à deux conclusions qui sont contradictoires l'une avec l'autre alors que j'étais parti des mêmes hypothèses. Dans le premier cas, l'ensemble formé par les deux objets tombe plus vite que la boule de pétanque, dans le deuxième cas ils tombent moins vite. Donc il y a une contradiction. Et Galilée dit : pour résoudre la contradiction, il faut supposer que tous les corps, quelle que soit leur masse, tombent de la même façon. Autrement dit, la chute des corps est un phénomène physique qui ne dépend pas de la masse des corps, contrairement aux apparences. C'est ce qu'on appelle l'universalité de la chute libre. La vitesse à laquelle tombe un corps ne dépend pas de sa masse ni de sa constitution, ni de sa composition chimique, etc. Et alors évidemment, il reste à expliquer pourquoi cette loi n'est pas la loi que nous observons. Pourquoi nous voyons les corps lourds tomber plus vite que les corps légers ? Eh bien la réponse c'est qu'il n'y a pas que la gravité ou la pesanteur qui est en jeu dans l'affaire, il y a aussi la résistance de l'air. Et c'est la résistance de l'air qui fait que pour nous, les objets les plus massifs tombent plus rapidement que les objets les plus légers. Autrement dit, Galilée, avec sa loi de la chute des corps, propose une idée assez intéressante qui va ouvrir la piste à toute la physique moderne : c'est l'idée qu'on peut expliquer le réel, c'est-à-dire ce qu'on observe, par l'impossible, c'est-à-dire par des lois que nous n'observons pas. Ou au moins, qui sont cachées dans la vie courante et qu'il va falloir aller chercher par d'autres voies que l'observation. Et donc cette loi de Galilée, on ne la voit vraiment que lorsqu'on fait le vide. Et les astronautes américains lorsqu'ils sont allés sur la Lune ont réalisé en direct à la télévision une expérience dans laquelle l'un de ces astronautes a dit « finalement nous sommes arrivés sur la Lune grâce à Galilée, notamment, et pour lui rendre hommage, nous allons réaliser l'expérience de pensée qu'il avait imaginée. » Et cet astronaute a sorti de sa poche gauche une petite bille de plomb, de sa poche droite, une plume de faucon. Pourquoi ? Parce que son vaisseau spatial s'appelait Falcon, donc c'était une plume de faucon qui était la mieux appropriée pour faire la démonstration. Il a pris les deux, les a lâchés de la même hauteur au-dessus du sol lunaire et on les a vus atteindre le sol lunaire exactement en même temps bien que leurs masses aient été complètement différentes. Et donc, quatre siècles plus tard, quasiment, puisque cette expérience de pensée date de 1604, eh bien on a pu vérifier que la loi de la chute des corps qui semble complètement contradictoire à l'observation était bien la bonne loi physique décrivant la chute des corps massifs.