Un samedi matin à Paris, dans les allées du jardin des plantes défile en silence un cortège inhabituel.
- Non aux pesticides ! Stop à l'écocide ! Non aux pesticides ! Stop à l'écocide !
Cette manifestation est pilotée par l'association Scientifiques en rébellion, pour alerter sur la perte de biodiversité en marge du Salon de l'Agriculture.
- Qu'ils rentrent en voiture au niveau de l'allée Buffon. Tout de suite.
Au risque d'être délogés, ces scientifiques ont fait irruption sans autorisation dans l'enceinte du Muséum national d'histoire naturelle. Plusieurs expertises collectives de nos Instituts de recherche confirment deux points : les impacts délétères directs, indirects et généralisés des pesticides sur les écosystèmes. Et second point, les effets cancérigènes, perturbateurs endocriniens et neurotoxiques des pesticides sur la santé humaine. Le rapport de l'IPBES, le GIEC de la biodiversité explique clairement la voie à suivre dans son résumé à l'intention de décideurs : ce qui est bon pour la biodiversité l'est aussi pour le climat, pour la santé, pour le bien-être humain. Pour moi la science et la recherche étaient un accès à fournir des preuves de vérité qui permettaient d'éclairer les décisions publiques. Il y a une perte de sens dans mon travail si celui-ci ne sert à rien quand il est produit au sein même de l'État et qu'il n'est pas pris en compte. Et comme je vois que ce n'est pas assez efficace, j'utilise tous les moyens possibles. Et la désobéissance civile peut être un des moyens pour faire passer ce que la science produit. Et je suis droite dans mes bottes par rapport à ça. De plus en plus de scientifiques s'emparent de la désobéissance civile, un mode d'action publique, non violent, en infraction avec la loi, faisant courir le risque de sanctions pour obtenir un changement de politique des gouvernements. En Suisse, la chercheuse Julia Steinberger de l'Université de Lausanne, auteure principale au sein du GIEC, fait partie de ses blouses blanches qui risquent l'arrestation pour se faire entendre. L'action civile non violente, c'est très important : notre gouvernement n'agit pas pour le réchauffement climatique. Et il nous reste très peu de temps. À partir du moment où on est obligé d'avoir recours à la désobéissance civile pour faire entendre une voix, c'est le signe d'un dysfonctionnement des relations entre les scientifiques et les politiques. C'est quelque chose qui porte atteinte à l'idée que la politique doit s'inspirer des avis des scientifiques, qu'elle doit suivre leurs avis dans les démocraties. L'idée même qu'il existe des scientifiques dont la profession est de faire de la recherche, de rechercher la vérité, avec des méthodologies définies par la profession ça date de la deuxième moitié du 19è siècle. Il y a une implication de fait des scientifiques dans la société reconnus parce qu'ils œuvrent au progrès pour l'ordre social, pour l'ordre politique, en finir avec les révolutions. Et participer au progrès économique. Ce lien étroit entre politique, industrie et science se formalise sous le Second Empire en France par exemple. À la fin du 19è siècle, un exemple assez connu est celui qui l'affaire Dreyfus. C'est un moment majeur où les scientifiques vont prendre des positions politiques. Le capitaine Alfred Dreyfus est accusé d'espionnage sur la base d'un document, le fameux bordereau. Une expertise de l'écriture conduite par lepréfet de police Alphonse Bertillon assure qu'il en est bien l'auteur. Les scientifiques se sont insurgés contre cette expertise en disant que ça n'a rien à voir avec une expertise scientifique. Et c'est vraiment au nom de la science, de la "méthode scientifique", je crois que c'est la première fois que j'ai vu l'expression "la méthode scientifique" invoquée comme une sorte de diable qui va tout résoudre et qui doit imposer son autorité. Ça a été un engagement d'une grande partie de la communauté. C'est la naissance de ce qu'on va appeler ensuite les intellectuels, ces personnes qui vont intervenir dans l'espace public pour dire le vrai, au nom d'un certain nombre de valeurs et de savoirs qu'ils estiment fondés. C'est l'émergence dans l'espace public d'une pensée potentiellement contestataire des scientifiques. Les sciences sociales décrivent comment les lobbies de l'agrochimie usent de moyens colossaux pour dénigrer la science, produire du doute, instrumentaliser les institutions et influencer les autorités sanitaires françaises et européennes pour que rien ne change. Le mouvement de résistance des scientifiques, s'est accentué depuis le milieu du 20è siècle du fait de l'emprise de l'État sur la recherche scientifique. C'est-à-dire que depuis 1945, ce sont les politiques qui décident des orientations de la recherche. Par la suite, dans les années 1980, c'est la soumission de la recherche à la compétition économique : les états eux-mêmes favorisent la recherche en vue de la compétition économique. Constamment des scientifiques remettent ce cadrage en cause. Enfin, l'illusion de neutralité qu'il peut y avoir lorsque les recherches sont guidées par les applications dans les entreprises. Quand ce sont les entreprises qui guident la recherche et ses objectifs, est-ce qu'on continue à faire une science indépendante ? Les principales victimes de l'agriculture intensive sont les insectes, les oiseaux, mais aussi les femmes et les hommes. Pour toutes ces victimes, nous sommes aujourd'hui en deuil. Si l'engagement des scientifiques est ancien, il n'est pas toujours évident. On attend d'eux neutralité, objectivité, impartialité. Alors cet engagement entre-t-il en contradiction avec leur profession ? Pour toutes les sciences médicales, le but est de protéger la santé humaine. La biologie de la conservation, c'est protéger la santé de la nature. Et donc par essence, c'est un travail qui est déjà militant, puisqu'e notre but est de protéger la biodiversité. Donc je ne pense pas qu'il y a de contradiction entre avoir un regard scientifique et un désir de changer les choses dans le sens qui me paraît le bon. Il y a peut-être un questionnement à avoir sur le rôle du scientifique : est-ce que c'est de transmettre de manière dépassionnée ? Et puis le boulot est fait et on estime que les pouvoirs publics vont s'en saisir. Ou de s'assurer que le message est bien reçu ? Et c'est peut-être là où aujourd'hui on change un peu la méthode, qui reste une méthode de communication et de sensibilisation. Justement, quelle est la bonne méthode pour se faire entendre ? Aujourd'hui l'activisme ne fait pas l'unanimité parmi les scientifiques. Il y a encore une difficulté à voir dans la mobilisation, dans la désobéissance civile, quelque chose de légitime dans l'activité scientifique. Et par l'action qui a été médiatisée de Scientifiques en rébellion, cette question est davantage discutée. Les médias en parlent, donc ça fait des points de discussion. Quitte à ce que certains en rigolent et le disqualifie. Cette question commence malgré tout à être à être abordée alors qu'elle était quasiment inaudible il y a peu de temps. Ça fait écho à beaucoup de doutes parmi les scientifiques sur le sens de leur métier. L'urgence de la crise climatique et environnementale accentue ce questionnement profond sur le sens de la recherche scientifique. On sort de nos labos parce qu'on n'en peut plus. C'est démoralisant. En travaillant sur la biodiversité, des thématiques climatiques, on est triste et on a besoin de ça pour avoir l'impression d'agir.