Voici la dernière image réelle d'un trou noir. Il s'agit de Sagittarius A*, le trou noir supermassif situé au centre de notre galaxie. Publiée en 2022, elle est seulement la deuxième image de ce type à avoir été faite, avec celle publiée en 2019 du trou noir de la galaxie Messier 87. Invisible pour un télescope optique, il a fallu utiliser des ondes radio pour le détecter. Pour parvenir à ces images, les astronomes ont dû simuler un télescope de la taille de la Terre, qu'ils ont appelé l'EHT pour "Event Horizon Telescope", destiné à observer l'horizon d'un trou noir, le point où tout est absorbé et même la lumière ne peut s'en échapper. Mais comment ont-ils fait pour réaliser l'image d'un astre invisible ? Pour mieux comprendre, direction les Alpes françaises, où se trouve l'observatoire NOEMA. Perché à 2 500 mètres sur le plateau de Bure, l'accès se fait à l'aide d'un véhicule, puis doit se finir par une marche dans la neige avec un guide de haute-montagne. Une fois au sommet, on peut admirer les antennes de NOEMA.
- NOEMA, c'est un interféromètre. C'est-à-dire qu'on a un observatoire qui n'a pas un seul télescope, mais plusieurs. Et en fait ici, on a douze antennes qui font 15 mètres de diamètre. On veut essayer d'avoir un bon niveau de résolution spatiale. C'est-à-dire qu'on veut pouvoir voir des détails très fins dans les objets qu'on étudie. Et pour ça, on doit construire un observatoire le plus gros possible. Donc l'astuce consiste à en mettre plusieurs, à les interconnecter, combiner leurs signaux, et à la fin, on arrive à faire une image équivalente à celle qu'on aurait eue si on avait eu une seule antenne, mais qui aurait fait toute la taille du plateau, c'est-à-dire plusieurs centaines de mètres.
Le signal des antennes est envoyé en temps réel vers un superordinateur qui se trouve dans le bâtiment où travaillent les astronomes. Appelé "corrélateur", il est maintenu à température constante dans une salle climatisée et c'est grâce à lui qu'il est possible de reconstruire une image.
- On va trouver ici le corrélateur, qui est le cerveau de l'instrument, qui combine les signaux des antennes entre eux, qui va permettre de les additionner pour synthétiser une antenne de 50 mètres de diamètre, donc une antenne très sensible, qui va préparer les signaux pour les envoyer ensuite sur les enregistreurs. Sur ces disques durs, on va enregistrer 8 gigaoctets par seconde. Donc c'est-à-dire, l'équivalent de plusieurs DVD chaque seconde et ce, pendant plusieurs heures, et plusieurs jours que durent une campagne.
Mais pour révéler les détails d'un trou noir, l'observatoire de NOEMA à lui seul ne suffit pas. L'écartement entre les antennes devrait être beaucoup plus grand.
- On peut écarter nos antennes jusqu'à des distances de 1,6 km. Ça va nous permettre de voir des détails assez fins dans les objets qui nous entourent habituellement, on va dire, comme des étoiles, des galaxies. Mais par exemple, les trous noirs, c'est tellement petit, qu'on ne va pas réussir à les résoudre, à faire des images. Écarter nos antennes de 1,6 km, ça ne suffit pas. Il faudrait les écarter de milliers de kilomètres. Pour avoir une idée, c'est comme si on devait aller observer un objet de la taille d'un donut, mais qui serait situé sur la Lune. Vous imaginez comment c'est petit ?
Un donut sur la Lune. Vu depuis la Terre, c'est donc un angle extrêmement petit que les astronomes doivent être capables d'observer. La valeur est de 14 milliardièmes de degré ou 52 micro arc-secondes, comme ils préfèrent le noter. Le trou noir ne se trouve évidemment pas sur la Lune, mais bien au centre de notre galaxie, à 26 000 années-lumière, et son diamètre est estimé à 51,8 millions de kilomètres, soit l'équivalent de l'orbite de Mercure autour du Soleil. Pour parvenir à cette image, le consortium EHT a donc utilisé le principe d'interférométrie en trentaine, mais à l'échelle de la planète. Au total, ce sont neuf observatoires qui ont participé pour obtenir le plus grand télescope du monde. Un effort colossal rendu possible grâce à la synchronisation parfaite des données. Chaque observatoire utilise une horloge atomique comme référence temporelle. Cet instrument très stable ne perd qu'une seconde tous les 10 millions d'années.
- Alors la référence temporelle, c'est très important, parce qu'on va vouloir aligner les signaux des différentes antennes très précisément. Nous ici, on a une horloge atomique, un maser à hydrogène, qui est dans la salle à côté, qui arrive ici et qui nous permet ensuite d'aligner tous les signaux qui vont nous permettre de synchroniser tout notre observatoire sur cette horloge atomique. Sans horloge atomique, ce serait très très compliqué, voire impossible. En tout cas, pour ce qu'on veut faire, l'horloge atomique est vraiment nécessaire.
Une fois les données enregistrées, la corrélation de l'EHT ne peut pas se faire à NOEMA. Chaque observatoire doit envoyer les disques durs à un même endroit pour recombiner les signaux. Ce sont deux instituts qui se sont chargés du traitement des images. L'un aux États-Unis et l'autre en Allemagne. La quantité de données est telle qu'un transport physique reste le moyen le plus rapide. L'analyse des données a pris aux équipes de l'EHT près de cinq années de travail avant de pouvoir publier la première image de Sagittarius A* en 2022, alors qu'ils avaient réussi à publier en 2019 la première image d'un trou noir de la galaxie Messier 87.
- La première image était vraiment une confirmation que les trous noirs existaient. Celle-ci, elle est aussi spéciale parce que c'est le trou noir de notre galaxie. On a une relation de proximité. C'est un peu notre trou noir, si on peut parler comme ça. Dans cette image, ce qu'on va voir, c'est les photons qui sont émis par la matière très chaude qui se trouve aux alentours immédiats du trou noir et une image qui est complètement dominée par la déformation de l'espace-temps énorme qui se trouve aux alentours du trou noir, avec une zone plus sombre qui correspond à l'horizon du trou noir duquel les photons ne peuvent plus sortir. Pendant longtemps, les trous noirs, c'était un objet exotique d'étude, un objet de science-fiction. Il y a eu de nombreux livres, des voyages avec des trous noirs, des films. Mais on sort de ça pour devenir de la science et on va pouvoir étudier ce qui se passe aux alentours des trous noirs.
Grâce à ces données, les astrophysiciens peuvent à présent travailler sur les modèles de simulation pour comprendre les paramètres physiques qui interviennent dans ces milieux extrêmes. La mesure de la masse, par exemple, a été affinée à 4,152 millions de masses solaires. Mais il reste encore beaucoup à apprendre.
- Ce qu'on voudrait in fine, c'est mesurer non seulement la masse mais aussi ce qu'on appelle le "spin", c'est-à-dire la rotation du trou noir, qui est une rotation qui fait aussi tourner l'espace-temps. On veut aussi mesurer l'orientation du trou noir, comment il est par rapport à nous, ce qu'on voit par la tranche, par le pôle. On avait une prédiction. La relativité générale nous disait : "Ça doit faire telle taille." On a mesuré ça et on est tombés sur cette taille-là. Donc c'est une confirmation éclatante que la relativité générale marche dans des champs gravitationnels très forts, dans des endroits où l'espace-temps est complètement déformé. C'est un triomphe de la relativité générale d'Einstein.
Aujourd'hui, le consortium EHT continue de grandir avec de nouveaux observatoires qui le rejoignent. Tous les ans, au mois d'avril, les astronomes se coordonnent pour pointer leurs télescopes sur les mêmes cibles. Sagittarius A* continue donc à être étudié et il n'a pas fini de révéler tous ses mystères.