Les astrophysiciens jonglent au quotidien avec des échelles de temps très différentes, de la dizaine d’années à l’événement cosmologique. Une hygiène intellectuelle qui conduit à ne pas occulter le long terme au profit de l’immédiat… Épisode 5 de la série « La science confinée », avec des réflexions à bonne distance de David Elbaz, astrophysicien au CEA et vulgarisateur passionné.

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David Elbaz à son bureau, chez lui © Didier Goupy

Un organisme microscopique qui sème le chaos, ça évoque quelque chose pour un astrophysicien ?

Eh bien oui, un virus invisible à l’œil nu, aux implications immenses, ça fait écho à des observations banales en astrophysique ! On observe ainsi aux confins de l’Univers de simples chocs entre des molécules de monoxyde de carbone et de molécules de dihydrogène (les plus courantes), et le dégagement de lumière créé par ces chocs, avec leur fréquence d’ondes unique. Et de ces observations infinitésimales, on peut tirer des informations sur la matière interstellaire, le nombre de naissances d’étoiles dans le passé, la masse d’une galaxie, sa dynamique : des choses dingues ! Les implications macroscopiques de phénomènes microscopiques font ainsi partie de notre quotidien.

Par ailleurs, le chaos introduit par ce virus, c’est pour moi l’illustration qu’on a du mal à gérer le long terme : on sait depuis longtemps qu’une pandémie est probable, et pourtant ! Dans notre discipline, on raisonne en permanence à des horizons temporels différents : le million ou le milliard d’années pour les événements cosmiques. Mais il a fallu attendre un siècle pour la détection d’ondes gravitationnelles, il faut patienter dix ou vingt ans pour lancer un satellite, etc. J’espère que même si cette épidémie laissera un énorme traumatisme, l’humanité prendra conscience du fait qu’elle peut et doit agir sur le court, mais aussi sur le long terme. Et cesser de jouer avec le feu. Je pense en particulier au réchauffement climatique.

Quelles conséquences le confinement a-t-il sur votre discipline ?

Il y en a de trois ordres au moins. D’abord, les dates limites pour déposer les demandes de temps d’observation dans les télescopes – par exemple l’interféromètre d’Alma, au Chili – ont été décalées. Et on ne connaît pas encore les nouvelles dates, qui seront difficiles à fixer d’ailleurs, puisque le virus n’a pas épargné les opérateurs des télescopes eux-mêmes. Mais on peut compter sur la bienveillance des agences spatiales comme les agences spatiales américaine (Nasa) ou européenne (Esa) pour trouver un accord sur les délais.

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Une des images iconiques de Hubble : les piliers de la création de la nébuleuse de l’Aigle, ici vus en lumière infrarouge à travers poussières et gaz. Le cadre est parsemé d’étoiles brillantes et de bébés étoiles en formation au sein même des piliers © Nasa, Esa/Hubble, Hubble Heritage Team

Ensuite, les expériences faites en laboratoire pour tester les instruments destinés aux satellites à lancer dans les prochains mois ont été interrompues. J’appartiens au conseil consultatif scientifique de la mission SPICA, un télescope spatial infrarouge qui doit participer à une compétition finale l’an prochain pour sélection par l’Agence spatiale européenne. Nous savons d’ores et déjà que les délais seront difficiles à tenir, puisque le détecteur que nous mettons au point pour SPICA ne peut plus être testé.

En outre, il est même possible que de grands projets, comme le JWST (James Webb Space Telescope), successeur de Hubble, soient repoussés ! Son lancement était prévu pour mars 2021. Cela pourrait entraîner une cascade de conséquences. Par exemple, un de mes étudiants devait débuter une thèse d’ici quelques mois en prévision du lancement du JWST et des données attendues à l’automne 2021. Dès cet automne, il devait commencer à concevoir le modèle d’analyse, faire des simulations des futures données et formuler des hypothèses selon les scénarios possibles. Le timing était impeccable. Mais là ? Peut-être faudra-t-il recourir aux données d’autres télescopes…

Enfin, si le décalage se prolonge, par exemple au-delà de trois mois, en aval des demandes on risque de « perdre » des régions du Ciel, de ne plus pouvoir les observer. On n’en est pas là pour l’instant, on verra.

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Le 31 mars 2020, le télescope spatial James Webb a entièrement déployé son miroir primaire dans la même configuration que celle prévue dans l’espace © Nasa/Chris Gunn

Comment travaillez-vous concrètement ces jours-ci ?

En pratique, nous avons maintenu les échanges quotidiens avec les étudiants et les post-doctorants : c’est possible en visioconférence. Nous avons aussi conservé notre rendez-vous hebdomadaire dit du « journal club » : un étudiant présente un article scientifique et le commente ; c’est l’occasion pour chacun de s’exprimer. De fait, nous qui travaillons surtout sur ordinateur, sommes un peu privilégiés.

En revanche, c’est parfois un défi pour les jeunes chercheurs de trouver un juste équilibre entre travail de fond personnel et dialogue avec les autres. Même hors confinement, ils peuvent parfois souffrir d’un relatif isolement. En temps normal, nous ménageons des moments de convivialité, nous prenons des pots autour de discussions informelles ; cela leur permet de se faire une meilleure idée du métier de chercheur et de solliciter d’autres scientifiques pour enrichir les dialogues. En confinement, cela devient plus compliqué. L’annulation des conférences est aussi problématique pour les étudiants : c’était pour eux l’occasion de présenter leurs travaux et contacter des labos, par exemple pour des post-docs.

À l’inverse, on invite plus facilement des personnes d’autres laboratoires à nos visioconférences, y compris depuis l’étranger. Avant, on n’invitait pas aisément les Américains ni les Japonais, car le voyage était coûteux. Des conférences virtuelles sont aussi prévues – des changements positifs qui pourraient être prolongés post-confinement. Parmi nous, d’ailleurs, le souci de limiter la pollution et le réchauffement climatique avait déjà entraîné une réflexion sur un recours plus large aux outils numériques.  

Une chose m’a étonné. En tant que directeur de rédaction de la revue Astronomy Astrophysics, je soumets régulièrement des articles à des rapporteurs pour relecture. Or on s’attendait à avoir plus de temps libre durant le confinement. Mais en fait, entre l’impact psychologique, la présence éventuelle des enfants à la maison et le maintien des tâches administratives – par visioconférence – les choses ne vont pas plus vite et le nombre d’articles soumis est en nette baisse !

Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.