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Alexandre Grothendieck donnant un cours à l’IHES dans les années 1960 © IHES/AFP/Archives HO

Des dizaines de milliers de pages, rédigées par un des plus grands génies scientifiques du 20e siècle : des manuscrits inédits du mathématicien Alexandre Grothendieck ont intégré vendredi les collections de la Bibliothèque nationale de France.

Ce « fonds Grothendieck » comprend deux œuvres-fleuve, léguées à la BnF par le mathématicien qui s’était retiré du monde au début des années 1990 jusqu’à sa mort en 2014, à l’âge de 86 ans. C’est dans le village de Lasserre, en Ariège, où il vivait en ermite, qu’il a frénétiquement rédigé une somme manuscrite intitulée « Réflexions sur la vie et le cosmos » : environ 30 000 pages réunies en 41 volumes, mêlant réflexions sur les mathématiques, la philosophie, la métaphysique et la psychologie.

Le deuxième texte, « La clef des songes ou Dialogue avec le bon Dieu », est un essai dactylographié qui parle de l’interprétation des rêves. Ces pages, dont des éditions pirates ont déjà circulé, furent écrites entre 1987 et 1988. Une période où il enseignait encore à l’université de Montpellier mais avait déjà largement rompu avec la communauté des mathématiciens.

Considéré comme l’un des plus grands – voire le plus grand – génie des mathématiques du 20e siècle pour avoir révolutionné la discipline comme Einstein la physique, Alexandre Grothendieck (médaille Fields 1966) a passé sa vie à coucher ses pensées sur papier. L’an dernier, les éditions Gallimard ont publié Récoltes et semailles, œuvre foisonnante où il décrit sur 1500 pages sa pensée mathématique et critique, en tant que militant écologiste, les dérives de la communauté scientifique. « L’écriture était son activité principale », a confié à l’AFP Johanna Grothendieck, l’un de ses cinq enfants. Surtout depuis qu’il était reclus à Lasserre. « Il avait totalement coupé les ponts avec sa famille, on ne pouvait plus communiquer avec lui. Quand on lui envoyait un courrier, il était retourné à l’expéditeur », confie cette céramiste de 64 ans qui vit dans le Sud-Ouest, venue à Paris pour la cérémonie de dons.

À la fin de sa vie, alors que l’état de santé de Grothendieck se dégrade, un voisin leur donne de ses nouvelles. Johanna vient enfin voir son père, avec l’un de ses frères. Ils découvrent alors les manuscrits de « Réflexions sur la vie et le cosmos », soigneusement classés dans la bibliothèque. L’auteur avait légué à la BnF les premières parties de son ouvrage, dans son testament de 1997. Ses enfants font don des derniers volumes. « Ça représentait à ses yeux une œuvre extrêmement importante. Il voulait même créer une fondation pour s’en occuper », se souvient sa fille.

La singularité de ces manuscrits est de « porter sur beaucoup de domaines à la fois » pour former « un tout, une œuvre-cathédrale, avec d’indéniables qualités littéraires », analyse Jocelyn Monchamp, conservateur au département des manuscrits de la BnF. Plus que dans Récoltes et semailles, très autobiographique, l’auteur est « dans un recul métaphysique », explique le conservateur, qui depuis un mois épluche les textes, avec passion. Un travail de longue haleine tant l’écriture, au stylo plume, est dense et difficile à déchiffrer. « Je m’y suis habitué… Et l’avantage pour nous, c’est que l’auteur avait méthodiquement paginé et daté les textes ».

Une des parties, intitulée « Structures de la psyché », livre d’énigmatiques schémas traduisant la psychologie en langage algébrique. Dans une autre, « Le problème du mal », il déroule sur 15 000 pages des méditations métaphysiques et des pensées sur Satan. On y sent un homme « rattrapé par les fantômes de son passé », avec une adolescence marquée par la Shoah, souligne Johanna Grothendieck dont le grand-père, un Juif russe qui avait fui l’Allemagne durant la guerre, est mort à Auschwitz.

Vendredi, le fonds a rejoint le département des manuscrits du site Richelieu, berceau historique de la BnF, aux côtés des écrits de Pierre et Marie Curie et de Louis Pasteur. Il ne sera consultable que par les chercheurs. « C’est un témoignage unique dans l’histoire des sciences au 20e siècle, d’une importance majeure pour la recherche », estime Jocelyn Monchamp. Lors de la cérémonie, un des volumes a été disposé dans une vitrine à côté d’un manuscrit du mathématicien de la Grèce antique Euclide.