Roland Lehoucq est un astrophysicien inclassable. Féru de science-fiction, il n’hésite pas à mettre Star Wars ou Interstellar au service de sa pédagogie lorsqu’il parle de physique ou raconte le cosmos.

Mais il est plus engagé encore lorsqu’il s’agit d’aider les étudiants à appréhender les ordres de grandeurs physiques, énergétiques et surtout, climatiques. Car il est bien difficile pour l’être humain de projeter sa pensée sur des cadences ou des échelles inhabituelles. Et justement, Roland Lehoucq nous invite à considérer les points communs — insoupçonnés — entre la pandémie de Covid-19 et l’action des humains sur la planète.

Épisode 6 de la série « La science confinée ».

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Roland Lehoucq, confiné à Paris, partage son temps entre ses activités d’enseignement et l’écriture d’ouvrages scientifiques © Roland Lehoucq

Si la Terre était un être vivant…

… La rapidité du réchauffement climatique serait pour elle ce que la pandémie est pour l’humanité : un bouleversement brutal, qui peut vite échapper à tout contrôle. Et la traduction mathématique d’un tel stress s’appelle une exponentielle.

« Une croissance exponentielle se produit quand une quantité augmente d’autant plus vite qu’elle est déjà grande, entame Roland Lehoucq. C’est le cas par exemple du nombre de malades infectés par le coronavirus. En France, il double en moyenne tous les 4 jours. Au bout de 8 jours, ce nombre est multiplié par 4, au bout de 24 jours, il est multiplié par 64 et par 256 après un mois. Donc rapidement, on obtient des nombres faramineux ». 

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Évolution du nombre de cas et de décès de Covid-19 en France, au 2 avril © AFP

Pour les épidémiologistes, cette durée de doublement est un indicateur crucial pour estimer la virulence d’une infection : « Ça fixe une échelle de temps extrêmement importante, qui détermine le rythme de l’action : il faut agir massivement pour éviter que les mesures du jour ne soient pas obsolètes le lendemain. Dans le cas du coronavirus, l’échelle de durée est courte et directement sensible, pour nous les humains. Une journée, une semaine, c’est tout à fait perceptible ».

Le scientifique applique maintenant le même raisonnement au système-Terre. Cette fois, l’élément perturbateur n’est pas un virus, mais l’espèce humaine, en particulier sa fraction vivant en Occident : « L’action humaine sur la Terre a un temps de doublement de l’ordre de 40 ans qu’il s’agisse de notre emprise sur les minéraux, sur les ressources énergétiques, sur la biodiversité ou sur la pollution ».

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Les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone (en ppm) au cours des 2000 dernières années, basées sur des mesures de bulles d’air piégées dans la glace Antarctique (bleu-gris) et sur les mesures d’un capteur atmosphérique situé en Australie (rouge) © CSIRO

« L’ennui pour la Terre, poursuit le chercheur, c’est que cette échelle est extrêmement courte : les systèmes vivants, les écosystèmes, sans parler de la géologie, ont des échelles de temps évolutives qui sont plutôt de l’ordre de cent mille à un million d’années ». 

Autrement dit, le parallèle entre la fulgurance de l’épidémie de Covid19 pour l’humanité et la fulgurance du changement climatique pour la planète paraît quasi-parfait, et doit nous aider à prendre conscience de l’urgence qu’il y a à agir. À ceci près que, dans le cadre du coronavirus, nous devrions parvenir à vaincre la maladie, et donc, à revenir à la normale sur le plan sanitaire.

Des conséquences irréversibles

« En plus de l’échelle de temps différente, l’évolution climatique est quasi irréversible, prévient Roland Lehoucq. Maintenant que la température moyenne a augmenté, la Terre ne va pas se refroidir parce qu’on arrête de mettre du CO2 dans l’atmosphère. Il fera chaud longtemps parce que des quantités appréciables de gaz carbonique se sont déjà accumulées dans l’atmosphère. Même si nous arrêtions instantanément toutes nos émissions, cela n’aurait aucune effet avant le prochain siècle, tant la durée de vie du CO2 dans l’atmosphère est longue ».

Alors, c’est principalement à travers son activité d’enseignant que Roland Lehoucq tente — à son échelle — d’aplatir la courbe exponentielle des perturbations anthropiques. En s’impliquant fortement au sein de cursus accueillant des étudiants de sciences humaines, il leur transmet un solide socle de connaissances scientifiques. Par chance, la plupart de ses cours ont pu être dispensés avant l’instauration du confinement…

« À l’université Paris-Diderot, j’assure un cours sur l’énergie pour non physiciens, et celui que je donne à Sciences Po s’intitule : transition énergétique, enjeux et limites. Ces enseignements sont en lien direct avec les questions de réchauffement climatique, de transition énergétique et de pénurie de combustibles fossiles et de matières minérales qui s’annoncent dans quelques décennies. Toutes ces notions sont éclairées par ce que l’on vit en ce moment. Et je ne cesse de le répéter à mes étudiants : tout le monde, absolument tout le monde devrait comprendre ce que veut dire une exponentielle et en tirer les conclusions qui s’imposent ».

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Les ventes de nombreuses œuvres de science-fiction qui mettent en scène des récits dystopiques ou post-apocalyptiques augmentent depuis la crise du coronavirus © Getty Images

Quand la réalité rejoint la fiction

Il n'a pas échappé à Roland Lehoucq, grand amateur de (science) fiction, toujours prompt à exploiter les imaginaires les plus variés dans ses cours ou ses conférences, que le genre ne souffre actuellement d'aucun désamour. Au contraire. 

Mi-avril 2020 sur le site d’Amazon France : La Peste d’Albert Camus se place au quatrième rang des ventes, toutes catégories littéraires confondues. Au rayon science-fiction, Le meilleur des mondes, œuvre d’Aldous Huxley publiée en 1931 dépeignant une société eugéniste profondément cruelle, figure dans les dix plus gros succès. Après une sortie discrète en salle en 2011, le film Contagion de Steven Soderbergh connaît quant à lui un immense succès depuis l’émergence du coronavirus. Il caracole en tête des films les plus téléchargés sur iTunes.

Mais dans le contexte hors norme de la crise actuelle, ces récits sont-ils d’un quelconque secours ?

« La science-fiction est intéressante en tant que répertoire des futurs possibles. Permettant de sortir du fameux “There is no alternative” , c’est l’un des plus puissants outils pour penser l’avenir. En faisant un détour par des mondes imaginaires, elle éclaire le réel, mais ne dit pas forcément comment le gérer », répond l’astrophysicien du CEA.

« Actuellement, on est en train de vivre l’histoire avec un grand H. Il me semble très important d’essayer de tirer des leçons de ce tragique épisode, sur le fonctionnement très inégalitaire de nos sociétés consuméristes et sur la façon dont elles devront fonctionner dans quelques mois, quand la menace sanitaire aura disparu. Il ne faudrait pas que certaines décisions prises en ce moment par nos gouvernants, en état d’urgence sanitaire, deviennent la norme. Et il faudrait profiter de ce choc pour prendre le temps d’adapter nos sociétés au nouveau choc qui s’annonce, menaçant rien moins que l’habitabilité de notre planète. En discuter maintenant, entre citoyens, me paraît extrêmement important parce que là, ce que nous allons vivre, ce n’est pas de la fiction ». 

Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.