Quand la démographie rebat les cartes
En 2100, l’humanité comptera quelques 10 milliards d’individus. De nouveaux géants comme le Nigeria feront leur apparition aux côtés de l’Inde ou de la Chine, loin devant les pays occidentaux.
Un enquête de Marina Julienne - Publié le
Vers un pic de 10 milliards
La croissance étant désormais moins rapide, la population mondiale doit atteindre un plateau vers 2080, avant de s’infléchir.
L’humanité a longtemps connu un équilibre entre le nombre des naissances et celui des décès, et donc des effectifs assez stables. Au 18e siècle, grâce à la croissance économique, aux progrès de la médecine et à l’hygiène, s’amorce une croissance exceptionnelle : l’entrée dans la « transition démographique ». Entre 1800 – date du « premier milliard » d’humains – et aujourd’hui, la population mondiale a ainsi été multipliée par huit ! Une tendance à la hausse qui doit se poursuivre jusqu’en 2050, avec 9,7 milliards d’êtres humains à cet horizon, selon les dernières prévisions des Nations unies, rendues publiques à la mi-2022. Avec, à la clé, une nouvelle distribution des premières places mondiales : dès 2023, l’Inde ravit à la Chine le titre de pays le plus peuplé au monde, avec 1,43 milliard d’habitants (1,7 milliard en 2050). Quant à l’actuel « numéro 1 », il voit sa population décroître dès 2023 : moins de 800 millions d’habitants en 2100, contre 1,4 milliard en 2022. Comme la Chine, de nombreux pays ont désormais atteint un faible niveau de fécondité, dernière étape de la transition démographique : leur population stagne, voire diminue. À l’échelle mondiale, toutefois, la croissance se poursuit en raison de « l’inertie démographique » : les naissances restent deux fois plus nombreuses que les décès ; la majorité des parents qui auront des enfants en 2030 ou 2040 sont déjà nés. Mais cette croissance est désormais moins rapide : 2 % dans les années 1970, mais 1 % par an seulement à la veille de la crise sanitaire de 2020. D’après le scénario le plus probable, la population mondiale atteindrait donc 10,4 milliards d’individus vers 2080 puis resterait stable jusqu’en 2100, avant de baisser.
Une croissance inégalement répartie
D’ici quelques décennies, un être humain sur trois sera africain. Les Occidentaux, eux, seront de moins en moins nombreux.
Il y a 40 ans, les Nations unies estimaient que la population mondiale atteindrait 10 à 11 milliards vers 2080 – un chiffre proche de celui retenu dans le scénario actuel. Mais à l’époque, les prévisionnistes surestimaient les croissances asiatique et latino-américaine, et sous-estimaient la croissance africaine. Ils imaginaient ainsi que la planète compterait 2,2 milliards d’Africains en 2100, alors que les projections 2022 tablent sur 4 milliards d’Africains, soit un être humain sur trois ! Ce hiatus entre les scénarios d’hier et d’aujourd’hui s’explique par la fécondité en Afrique, qui reste élevée : 4,2 enfants par femme en moyenne, contre 2,3 au niveau mondial. Certes, elle n’est pas homogène sur le continent : l’Algérie, l’Afrique du Sud ou le Kenya ont amorcé leur transition démographique dès les années 1960. Mais dans neuf pays africains, les femmes donnent toujours la vie à plus de 5 enfants en moyenne, le Niger détenant le record mondial, avec 6,7 enfants en moyenne. Sur les autres continents, la population recule. En Europe, elle baisserait de 7 % d’ici 2050. Pour une trentaine de pays, dont le Japon et la Corée du Sud, la baisse dépassera 10 % entre 2019 et 2050. Quant à l’ancien bloc soviétique, il devrait connaître une chute supérieure à 20 % de sa population à l’horizon 2050 ! Certains de ces pays – Bulgarie et Lettonie par exemple – conjuguent une « triple peine démographique » : baisse de la natalité (taux de fécondité inférieur à 1,5 depuis 20 ans), hausse de la mortalité (liée à la dégradation des services de santé et à l’alcoolisme) et hausse de l’émigration.
Le Nigeria, nouveau géant
Avec 216 millions d’habitants, le Nigeria est déjà le pays le plus peuplé d’Afrique. Un Africain sur six est nigérian ! Or la population de ce pays va doubler dans les 40 ans et pourrait atteindre près de 550 millions d’individus d’ici 2100, pour se placer à la troisième place mondiale derrière la Chine. Une croissance qu’explique une fécondité élevée : 5,1 enfants par femme aujourd’hui et jusqu’à 8 enfants dans les zones rurales. Sur un territoire de quelque 920 000 km2, moins de deux fois celui de la France métropolitaine, la pression démographique est déjà source de conflits, notamment pour l’accès à l’eau et à la terre.
Après 2050, des projections plus incertaines
Nombre d’enfants par femme, espérance de vie… Au-delà de 20 ou 30 ans, difficile de prévoir avec certitude l’évolution de tels paramètres.
Afin de calculer la taille d’une population dans le futur et sa répartition par âge et par sexe, les chercheurs prolongent les tendances livrées par les données actuelles de fécondité, mortalité et migrations. Ils dressent ainsi des scénarios encadrés par des fourchettes haute et basse, et comprenant une projection moyenne : la plus plausible. Sur une durée de 20 à 30 ans, ces projections sont réalistes – compte non tenu des événements imprévisibles tels que les épidémies, conflits ou catastrophes naturelles, par nature impossibles à modéliser. Mais plus elles sont éloignées dans le temps, plus elles sont incertaines. Par exemple, la fécondité – avec une incidence essentielle sur la taille future d’une population – réserve parfois bien des surprises ! Ainsi les démographes ont longtemps cru que la fécondité, même dans les pays où elle s’effondrait, remonterait à 2,1 enfants par femme : le seuil permettant aux couples d’être « remplacés » par deux enfants et d’assurer la stabilité démographique. Or, dans les pays concernés, la fécondité est restée inférieure à ce « renouvellement de générations », malgré une remontée sensible depuis les années 2000 dans plusieurs pays de l’Union européenne (Allemagne, Roumanie, Pologne, Tchéquie…). À quel niveau se stabilisera la fécondité d’ici 2100 ? Difficile de le savoir. Certains scénarios anticipent une chute rapide de la fécondité mondiale : après un pic à 9,7 milliards en 2050, la population s’établirait à 8,8 milliards en 2100, soit 2 milliards de moins que dans les projections de l’ONU1.
L’espérance de vie, parfois en recul
Tirée par les progrès économiques et médicaux, l’espérance de vie mondiale atteindrait 82 ans en 2100 (73 ans aujourd’hui). Mais même dans les pays développés, elle peut reculer. Aux États-Unis, la surmortalité liée à la Covid-19 a entraîné un recul de 2,7 ans de l’espérance de vie entre 2019 et 2021, alors que les progrès sanitaires sont déjà menacés par la hausse des maladies cardiovasculaires et la crise des opioïdes. En outre, même si les conditions sanitaires sont généralement meilleures en ville qu’en milieu rural, l’urbanisation aggravera la pollution de l’air, causant des millions de décès supplémentaires, surtout en Asie. En 2050, 68 % de la population mondiale vivra en ville (57 % en 2022).
La grande pauvreté au bout de la croissance ?
Un afflux de population très jeune peut être source de développement économique… à condition de pouvoir éduquer et nourrir tout le monde.
Dans les années 1970 à 1990, les « petits dragons » d’Asie (Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong) ont connu une croissance démographique et économique exceptionnelle. La part des jeunes actifs a bondi, passant de 42 à 54 % de la population entre 1960 et 1990 à Taïwan, par exemple. Mais le « miracle » économique ne se produit que si les États investissent massivement dans le capital humain – notamment la santé, la planification familiale et l’éducation – et le capital économique – car pour maximiser le « dividende démographique », il faut pouvoir employer les jeunes arrivés sur le marché du travail. Les pays africains saisiront-ils eux aussi cette chance de développement que constitue une population très jeune ? Le continent concentre aujourd’hui plus de 60 % des individus extrêmement pauvres – vivant avec moins de 1,90 dollar par jour – et ce taux devrait grimper à 90 % en 2030, selon la Banque mondiale. Avec des réalités contrastées selon les régions. Au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Égypte, le pourcentage de la population vivant dans l’extrême pauvreté est de 5 %, contre 70 % au Nigeria et en République démocratique du Congo, deux pays qui figureront parmi les plus peuplés au monde en 2100.
Des migrations au rôle croissant
Seule une petite fraction de la population mondiale choisit de migrer. Mais elle joue un rôle croissant dans l’équilibre démographique des pays du Nord.
En 2020, 281 millions de personnes résidaient hors de leur pays de naissance, soit trois fois plus qu’en 1970, selon l’OIM2. Toutefois, ces migrants internationaux ne représentent que 3,6 % de la population mondiale : une personne sur 30. Et parmi eux, seul un tiers s’est déplacé d’un pays en développement vers un pays développé, car la plupart des migrations s’effectuent entre pays de même niveau économique. L’image de l’homme jeune, célibataire et peu qualifié travaillant dans un pays riche ne correspond donc pas à la réalité statistique dominante – en 2017, d’ailleurs, la moitié des migrants internationaux avait plus de 39 ans et 48 % étaient des femmes. Cela étant, les migrations internationales jouent un rôle croissant localement, dans les pays développés en « décroissance démographique », où les décès excèdent les naissances. Ainsi, en Europe (qui accueillait 87 millions de migrants internationaux en 2020) ou en Amérique du Nord (59 millions), elles permettent de freiner ou d’éviter la baisse de la population. Mais elles jouent aussi un rôle dans les pays d’origine : ainsi, en 2020, 40 % des migrants internationaux provenaient d’Asie, Chine et Inde notamment, soit 115 millions de personnes. Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Prévoir les tendances migratoires constitue un exercice très délicat. Qui imaginait, par exemple, que quelque 7 millions d’Ukrainiens quitteraient leur pays en 2022 ? Dans leurs scénarios futurs, les Nations unies ne prennent d’ailleurs aucun risque : elles projettent des niveaux de migration constants… jusqu’en 2100 !
« Migrants climatiques », des mouvements régionaux
Des « migrants climatiques » du Sud abandonneront-ils leurs pays pour les pays du Nord ? Les recherches, encore peu nombreuses, montrent que le changement climatique peut entraîner des déplacements de population, mais qu’il s’agit pour l’essentiel de migrations temporaires et sur de courtes distances, les populations retournant vers leur habitat initial dès que possible. D’ailleurs, les seules projections disponibles tablent sur des déplacements à l’échelle régionale, pas mondiale. À l’horizon 2050, la Banque mondiale estime qu’il y aurait jusqu’à 86 millions de migrants climatiques internes en Afrique subsaharienne ; près de 90 millions en Asie et 17 millions en Amérique latine.
Vers un rééquilibrage des sexes ?
Dans le monde, il y a plus d’hommes que de femmes, mais la situation devrait s’inverser à partir de 2050.
Dans le monde, il naît en moyenne 105 garçons pour 100 filles. Encore inexpliqué, ce léger déséquilibre serait naturel, puisqu’il s’observe depuis le début des statistiques démographiques, au début du 19e siècle. Il est partiellement corrigé par une mortalité moindre des filles aux jeunes âges de la vie. Cependant, l’écart se creuse en faveur des garçons dans les sociétés marquées par de fortes inégalités de genre : patriarcat, dot de mariage à remettre à la mariée, héritage inégal selon les sexes… Ainsi, depuis plusieurs décennies, en Asie – Inde et Chine surtout – et en Europe orientale, sont enregistrées 110 à 117 naissances de garçons pour 100 naissances de filles, en raison d’avortements sélectifs. Si bien que le nombre d’hommes dans le monde est aujourd’hui supérieur de 44 millions à celui des femmes. Cela étant, grâce à une espérance de vie plus longue – 75 ans pour les femmes, 71 ans pour les hommes en 2020 les premières sont plus nombreuses dans les classes d’âges supérieures. Dans le monde, l’équilibre entre les sexes devrait ainsi être atteint vers 2050 et les femmes pourraient même devenir majoritaires au-delà, puisqu’elles vivent plus longtemps. Enfin, les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes, menées en Inde ou en Chine, pourraient porter leurs fruits. La Corée du Sud montre en effet que le phénomène de masculinisation des naissances est réversible, puisqu’un équilibre entre les deux sexes a été retrouvé au début des années 2010, grâce à la mobilisation des autorités publiques.
Cherche épouse désespérément
Le déséquilibre démographique en faveur des hommes bouscule le « marché » matrimonial hétérosexuel. Cas emblématique, la Chine : le surplus d’hommes en âge de se marier y augmentera d’environ 1,3 million par an au cours des vingt prochaines années. Soit un « excédent », selon l’Ined, de 41 millions d’hommes de plus de 22 ans en 2041 ! Vers 2050, en Chine comme en Inde, l’effectif d’hommes célibataires devrait dépasser de 50 % celui des femmes. Les parents qui désiraient tant un garçon n’imaginaient sans doute pas que celui-ci serait, plus tard, dans l’impossibilité de se marier et de perpétuer le lignage…