Michel Serres Philosophe
-Nous sommes ouverts au monde grâce aux cinq sens.
On dit qu'il y en a cinq, le toucher, l'odorat, le goût, la vue et l'audition.
En fait, il y en a six.
Il y a aussi le sens interne.
Il faut fermer les yeux et avoir la sensation de son propre corps.
On pourrait appeler ça le sens intime, le sens interne.
Les cinq ou six sens permettent une ouverture sur le monde.
Mais la question est souvent de savoir ce qui arrive quand on est privé d'un sens, c'est le handicap.
Il y a deux handicaps majeurs bien connus, c'est manquer de vue ou manquer d'audition.
Dans ce cas, on dit que la personne est aveugle ou qu'elle est sourde.
Souvent, surtout depuis que la télévision est à la mode, ou que les illustrations sont fréquentes dans les livres et journaux, on pense que l'image, ce qu'on voit, est très riche en informations et que le son ou le texte est moins riche.
C'est intéressant d'en discuter du point de vue du handicap.
En effet, on a l'expérience que lorsque quelqu'un est aveugle, bien qu'il soit privé de vue, d'images, il est capable de performances intellectuelles extraordinaires.
Le handicap de surdité est un peu plus lourd.
Lorsqu'on est sourd, on a un peu plus de difficultés à arriver à ces performances.
Il n'est donc pas complètement sûr que l'image soit très riche et le son, très pauvre.
C'est peut-être le contraire.
C'est ce qui est intéressant à considérer, surtout depuis qu'on a des illustrations, par exemple, dans les livres scolaires, où il y a beaucoup d'illustrations et de moins en moins de texte.
Il n'est pas sûr que cette dynamique soit valable, utile et performante.
Il est probable que l'image soit plus pauvre qu'on ne le croit.
Lorsqu'on dit, pour les handicaps dont j'ai parlé, "sourd" et "aveugle", on comprend ces mots.
Ce sont des handicaps très répandus et très lourds.
Mais il se trouve que, pour ce qui concerne l'odorat et le goût, les mots qui caractérisent le handicap sont peu connus.
Ca s'appelle "agueusique" pour le manque de goût et "anosmique" pour le manque d'odorat.
Comme ces mots sont très peu connus, techniques et pas compréhensibles, cela montre, dans le langage, que le handicap concernant le goût ou l'odorat est considéré comme mineur, alors qu'au contraire, le handicap concernant la vue ou l'ouïe sont des handicaps majeurs et lourds.
Par conséquent, on a l'impression que, dans la classification des sens, l'odorat et le goût sont un peu méprisés, ont un poids un peu minoré.
Il y a un retournement considérable par rapport aux animaux, pour qui l'odorat est un sens majeur, alors que pour nous, c'est un sens moins important.
Il a été sans doute plus important qu'on ne le croit, au cours de l'histoire.
Peu à peu, à mesure que la culture avance, l'odorat est moins demandé, il est moins étudié ou moins exercé.