Climat, OGM, bioéthique... à quoi sert l'expertise scientifique ?
Avec Eric Fassin, sociologue à l'ENS et Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à l'université Paris-Sorbonne (Paris IV).
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2010
Durée : 29min32
Climat, OGM, bioéthique... à quoi sert l'expertise scientifique ?
L’EXPERTISE SCIENTIFIQUE SYNTHE LE DÉBAT ET VICE-VERSA VOIX OFF Un plateau avec deux invités mais pas d’animateur. Seuls devant les caméras, ils sont là pour débattre. SYNTHE LE DÉBAT ET VICE-VERSA Climat, OGM, bioéthique... à quoi sert l’expertise scientifique ? Plateau de tournage VOIX OFF Mais pour commencer, petite présentation des protagonistes par eux-mêmes. ÉRIC FASSIN Je m’appelle Éric Fassin, je suis sociologue, j’enseigne à l’École normale supérieure. Je travaille sur ce que j’appelle les questions sexuelles et les questions raciales. Et comme ces questions sont portées dans l’espace public et bien, ça m’a amené à réfléchir au statut de la science et de l’expertise dans le débat public. VOIX OFF Deuxième invité, même question. Qui êtes-vous ? JEAN-MICHEL BESNIER Je suis Jean-Michel Besnier, je suis professeur de philosophie à la Sorbonne, à Paris IV exactement, et depuis un an je suis directeur scientifique au Ministère de la Recherche où je dirige un département qui s’occupe de science et de société. VOIX OFF Top chrono. Vous avez maintenant 30 minutes pour vous exprimez et vous écoutez avec une lumière rouge qui s’allumera si on a besoin de vous interrompre. Première partie du débat. JEAN-MICHEL BESNIER Bon, je crois que si on pose aujourd’hui la question de l’expertise, c’est essentiellement parce qu’on a affaire à une sorte de crise de confiance dans la société à l’égard du résultat des travaux scientifiques et des réalisations techniques. Les grandes crises récentes depuis le sang contaminé, la vache folle, toutes ces questions de société, ont attiré l’attention sur le fait que l’expertise n’était pas aussi fiable qu’on pourrait le souhaiter et par conséquent, c’est dans un contexte de défiance, d’une certaine défiance, que l’on pose la question de savoir qu’est-ce que c’est donc qu’un expert ? Il faudrait ajouter à cela qu’aujourd’hui, la revendication ou la prétention à savoir et de plus en plus étendue du fait des technologies dont nous disposons et donc, la légitimité traditionnelle de l’expert est facilement remise en cause. SYNTHE Mais qui sont les experts ? ÉRIC FASSIN Je crois qu’il n’y a pas une catégorie de gens qui sont les experts, y a des gens qui sont mis en position d’être experts, c'est-à-dire à qui on demande leur avis, en considérant que cet avis, il est autorisé. Par exemple, nous-mêmes, qu’est-ce qu’on fait là ? On nous demande de réfléchir sur l’expertise et de parler, si possible avec un peu d’autorité, donc on se retrouve en position d’experts sur l’expertise. J’en crois que ça pose des questions qui ne sont pas seulement de l’ordre du savoir mais qui sont de l’ordre du pouvoir, c'est-à-dire qu’à la différence peut-être de la formulation un peu négative en terme de crise de confiance, il me semble qu’il y a une formulation plus positive qui serait « l’exigence démocratique », c'est-à-dire que lorsqu’aujourd’hui on prétend parler avec autorité au nom du savoir, et bien on a des comptes à rendre, beaucoup plus qu’avant peut-être. Donc ça n’est pas tant une crise de confiance qu’une exigence démocratique à mon sens, pour le formuler plus positivement. JEAN-MICHEL BESNIER Moi, je crois que bien sûr, la composante démocratique elle est très présente mais l’expertise, c’est aussi un commanditaire qui a besoin d’un ensemble de connaissances sur une question donnée. Le commanditaire, ça peut-être les pouvoirs publics, l’État, ça peut être un industriel, ça peut être un décideur économique... Donc, toute la difficulté, c’est justement de faire la part, de se demander s’il suffit tout simplement de savoir pour être un expert. La connaissance est sans doute une condition nécessaire mais est-elle suffisante ? Ça n’est pas tout à fait évident. Et quand je parlais tout à l’heure de crise de confiance, ben... la crise de confiance, elle porte à l’encontre des experts commandités par un pouvoir, effectivement, un pouvoir politique. ÉRIC FASSIN Mais c’est en ce sens-là qu’il y a bien une question démocratique à mon sens. Mais je crois que cette exigence démocratique, elle demande qu’on explicite le statut politique de l’intervention experte, c'est-à-dire qu’on ne peut pas faire comme si, au fond, la question de qui paye l’expertise ou qui la demande, n’avait rien à voir avec le résultat. On sait bien qu’évidemment, si on est sollicité par un laboratoire ou si on est sollicité par un gouvernement ou si on est sollicité par une association, et bien il se pourrait, on l’a vu par exemple pour le tabac, qu’on obtienne des résultats différents. Donc je crois que de ce point de vue-là, il est important, lorsqu’effectivement on accepte de jouer le jeu, c'est-à-dire de répondre à une demande sociale qui n’est pas toujours gouvernementale, qui n’est pas toujours celle des entreprises, qui peut être aussi celle d’associations par exemple, il est important d’expliciter la relation de pouvoir, c'est-à-dire le fait qu’il y a un savoir qui n’est jamais totalement désintéressé et qui est construit en fonction de questions particulières et de questions qui sont posées parfois en-dehors du champ scientifique. Donc il me semble que la démocratie ne consiste pas, bien entendu, à considérer que tout le monde est habilité à dire tout sur tous les sujets. Je ne me sens pas personnellement compétent pour parler de la plupart des sujets. Donc ça ne veut pas dire tout le monde peut dire n’importe quoi mais ça veut dire que tout le monde à des comptes à rendre sur la manière dont on produit le savoir et sur la manière ensuite dont ce savoir est utilisé, c'est-à-dire que je crois que la question essentielle, c’est celle du statut du savoir dans la décision politique. JEAN-MICHEL BESNIER Là où je vous suis parfaitement, c’est avec cette idée qu’au fond, il n’y a pas d’experts et qu’il n’y a que des situations d’expertise. Il y a des situations d’expertise, il y a des questions qui sont reconnues comme importantes, urgentes autour desquelles on va réunir des gens supposés savoir. Et donc l’expertise, finalement, fait l’objet d’une construction. On a une question, une question qui suppose déjà une certaine élaboration et ensuite, on va chercher les éléments pouvant apporter des réponses. Donc vous avez raison. Les associations de patients par exemple, peuvent être tout à fait consultées au titre de leur expertise au même titre que le biologiste moléculaire, etc. Et c’est ça qu’on a beaucoup de mal à admettre dans nos sociétés aujourd’hui, cette idée que c’est la situation qui fait l’expert et ce n’est pas le scientifique qui serait d’emblée un expert. J’irais même jusqu’à dire que quand un scientifique devient un expert, il cesse d’être un scientifique aux yeux de sa communauté. 00:07:20 ÉRIC FASSIN Et ça pose aussi une question qui est de savoir : est-ce que seuls les scientifiques peuvent se retrouver en position d’experts ? Et comme vous l’avez souligné à juste titre par exemple les usagers, c’est ce que des associations comme Act Up ont essayé de beaucoup mettre en avant. Les usagers peuvent avoir une expertise qui est une expertise par exemple de la relation médicale. Il n’y a pas que les médecins qui comprennent la situation médicale, il y a aussi les patients. JEAN-MICHEL BESNIER Oui, mais ça pose la question philosophique attachée à l’expertise depuis toujours qui est la question de l’excellence. L’expertise, ça signifiait l’excellence autrefois. Alors qui va ratifier, valider le savoir ? Qui va donner les éléments permettant de comparer le savoir du profane au savoir du scientifique ? Ça, c’est la difficulté de nos sociétés aujourd’hui. ÉRIC FASSIN Ce n’est pas nécessairement une opposition entre profane et scientifique. Après tout, les associations de consommateurs n’ont pas nécessairement une expertise comparable à celle des biologistes mais elles peuvent avoir une compétence particulière et une excellence pour savoir ce que c’est que la consommation, ce que c’est que les consommateurs dans une société. Donc la question est de savoir qu’est-ce qui est considéré comme pertinent dans la discussion politique et donc quels savoirs doit-on mobiliser. Est-ce que ce sont seulement les savoirs des scientifiques, c'est-à-dire les disciplines établies ou bien est-ce qu’il y a d’autres types de savoirs, des savoirs pratiques, qui ont une réalité très importante me semble-t-il aujourd’hui dans les décisions démocratiques ? JEAN-MICHEL BESNIER Si on pose très concrètement une question très actuelle, par exemple dans le domaine des nanotechnologies, en cosmétologie. On se pose des questions, on se pose la question aujourd’hui de savoir s’il ne va pas falloir imposer des mesures qui permettront d’indiquer qu’une crème antirides comportent des nanoparticules, etc. ou pas. Une question très actuelle serait de savoir par exemple si cette crème comporte des nanoparticules, elle est présumée potentiellement dangereuse parce que pénétration dans l’épiderme, etc. mais quand on nous dit : « c’est pas des nanoparticules, c’est des nanoémulsions », les scientifiques disent : « si ce sont des nanoémulsions, ça n’est pas dangereux. » Le profane là, qui pourrait intervenir dans la discussion et qui intervient dans la discussion, que sait-il de la distinction entre nanoparticules et nanoémulsions ? Qui va, au niveau des décideurs politiques et économiques, autant de confiance au savoir profane ? Qui va décider de lui accorder autant de poids qu’à la parole du nanoscientifique, qui lui, saura de quoi il parle parce qu’il aura élaborer la chose, etc. C’est une question aussi simple que cela qui se pose aujourd’hui. Alors on dit : « notre société génère des incertitudes. » Et par définition, si notre société génère des incertitudes, elle renvoie pratiquement tous les savoirs dans leur camp et elle nous impose de déterminer les critères qui vont permettre tantôt de donner la préséance à tel savoir plutôt qu’à tel autre. ÉRIC FASSIN Mais il me semble que la question de qui sait quoi est précisément un enjeu politique constant. Lorsqu’on a essayé dans les années 2000 de parler de question de pouvoir d’achat, il y avait des mesures économiques et il y avait des gens qui disaient : « Je sais bien, on me dit que mon pouvoir d’achat n’a pas baissé mais j’ai quand même l’impression dans ma vie quotidienne que le passage à l’euro n’a pas été une bonne affaire. » Et là, il me semble qu’il s’est passé quelque chose d’intéressant, c’est que d’un seul coup, on s’est posé des questions sur la manière dont la science construisait son savoir c'est-à-dire est-ce qu’après tout, on pouvait être amené à réviser les instruments de mesure pour penser autrement ce qui était en train de se passer ? Autrement dit, l’expérience ordinaire pouvait être mobilisée pour poser des questions en retour à l’économie. Je vais prendre un autre exemple auquel je me suis beaucoup intéressé : les controverses autour du PACS et du mariage gay, de l’homoparentalité, bref, tout un ensemble de questions qui étaient nouvelles à la fin des années 90 et qui ont pris beaucoup d’importance dans les années 2000. Très souvent, les politiques étaient tentés d’aller chercher une expertise qui allait pouvoir montrer si c’était possible ou pas et en général, c’était pour montrer que ce n’était pas possible. Or, il me semble qu’il s’est passé là quelque chose d’intéressant d’un point de vue démocratique, c’est qu’effectivement certains savoirs, par la bouche de certains représentants, ont répondu présent en justifiant qu’effectivement, les lois de l’inconscient ou les lois de l’anthropologie ne permettaient pas de penser une telle ouverture. Et lorsque des mobilisations sociales et politiques ont amené à remettre en cause cette évidence, ça a eu des effets en retour sur le champ scientifique, c'est-à-dire que d’un seul coup, on s’est dit mais après tout, qu’advient-il de la sociologie de la famille si au lieu de penser qu’en quelque sorte implicitement, une famille est construite à partir d’un couple parental hétérosexuel avec toutes les variantes bien sûr que l’on connaît, mais si elle est amené à se dire : mais après tout, dans certains cas, ça marche autrement ? De même pour l’anthropologie de la parenté. Donc je crois que de ce point de vue-là, il n’y a pas un savoir en surplomb aujourd’hui. Je crois que dans l’ensemble de nos disciplines, nous sommes interpellés par des gens qui n’ont pas nos compétences mais qui en ont d’autres et qui nous amènent à nous poser autrement les questions. Ce ne sont pas seulement des rapports de pouvoir puisqu’il me semble qu’il y a des enjeux proprement scientifiques. 00:13:13 JEAN-MICHEL BESNIER Mais la question que pose l’expertise, c’est de savoir si cette société qui peut dynamiser la recherche scientifique peut aussi prétendre concurrencer le savoir des scientifiques eux-mêmes. ÉRIC FASSIN On est bien d’accord. JEAN-MICHEL BESNIER Mais c’est une question qui n’est pas simplement politique mais qui est une question épistémologique : qu’est-ce qui fait d’un savoir la qualité ? Qu’est-que qui fait qu’un savoir est meilleur qu’un autre sur un objet qui est incertain ? SYNTHE Les experts ont-ils toujours raison ? ÉRIC FASSIN Il me semble que la question n’est pas de savoir si les experts ont raison ou ont tort, précisément parce qu’ils n’ont pas vocation à trancher les questions de manière définitive. Donc ce que font les experts s’ils font bien leur travail, c'est-à-dire donner l’état du savoir par rapport aux questions qui sont posées et bien, ils proposent des éléments qui vont pouvoir être utilisés. Ce sont les politiques qui ensuite auront eu raison ou auront eu tort parce qu’ils auront eu raison ou tort de prendre certaines décisions. On n’a pas raison ou tort en matière scientifique et la situation d’expertise me semble-t-il, elle est dans cette ambigüité qui fait qu’on est tenté de se dire que les experts ont toujours raison ou bien l’inverse, qu’ils ont toujours tort. Je crois que ce n’est pas en ces termes-là que se pose la question de l’expertise. JEAN-MICHEL BESNIER Là, je vous suis tout à fait. Effectivement, on prend une décision sur la base d’un degré d’information et les experts, ils fournissent ce degré d’information à un moment donné. Si je prends le cas du climat, ce qui a pu faire polémique autour du GIEC récemment, SYNTHE GIEC : groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat c’est qu’on a eu le sentiment que le GIEC entendait prescrire des décisions alors que cette structure, cette organisation, elle n’a été faite que pour capitaliser l’information dont on dispose et en rendre compte au sein de rapports. Un expert par définition, c’est quelqu’un qui donne des rapports. Il peut à la limite émettre des avis et formuler des recommandations mais c’est pas nécessairement ce qu’on lui demande. Et le politique ou le décideur d’une manière générale, c’est celui qui, à un moment donné, reçoit sur son bureau le rapport de l’expert et au vu de ce rapport, il prend à un moment donné une décision et cette décision, elle l’engage complètement. C’est lui qui a la responsabilité. Or aujourd’hui, du fait de tous les problèmes qu’on a connu liés au développement scientifique et technique, le projecteur s’est braqué évidemment sur les experts et on veut maintenant incriminer l’expert, l’obliger à prendre ses responsabilités et prendre ses responsabilités, c’est adopter une attitude par rapport à ce qu’il sait pour ce qu’on doit faire mais jusqu’à présent, ce n’était évidemment pas ce dont il était question. ÉRIC FASSIN Au fond, les politiques ne suivent pas l’expertise. Ils peuvent choisir de se reconnaître dans telle ou telle forme d’expertise et s’autoriser de cette position. Et de ce point de vue-là, il y a une expression ironique qui est souvent utilisée, c’est : « les experts sont formels ». En général, quand on dit « les experts sont formels », c’est parce qu’on se doute que probablement, cette expertise risque d’être démentie. Il me semble que là, le risque d’avoir tort est inscrit dans le fait d’être formel. JEAN-MICHEL BESNIER Absolument. ÉRIC FASSIN C'est-à-dire que précisément, si on dit : « je vais vous donner des vérités qui vont permettre de fonder une politique en faisant abstraction et des conditions sociales de production du savoir, et des conditions sociales de l’expertise, il me semble qu’à ce moment-là, on s’expose à l’ironie générale et c’est cela à mon avis qui menace le statut de la science. JEAN-MICHEL BESNIER Oui. Ce qui est intéressant actuellement dans les demandes d’expertise et ce que l’on aperçoit dans les codes d’expertise - on vient de rédiger un code européen de l’expertise - c’est qu’on met de plus en plus l’accent sur la nécessité de demander les contre-expertises. Le décideur, le commanditaire qui reçoit une expertise, est invité à demander une contre-expertise, ce qui est la preuve d’emblée qu’on n’attend pas du verdict de l’expert la prescription en matière de décision. On veut pouvoir entendre le décideur, avoir toujours à faire la balance. Un autre élément qui se développe de plus en plus aujourd’hui, c’est l’expertise collective. Par exemple l’INRA, l’institut national de la recherche agronomique, développe énormément la pratique de l’expertise collective. Qu’est-ce que ça veut dire « mener une expertise collective » ? Ça veut dire affronter un objet, une question suffisamment complexe pour qu’on ait besoin de mobiliser des sources de savoir, des sources disciplines de savoir multiples. Donc on a d’emblée l’idée que face à un phénomène complexe, il n’y a pas la possibilité de donner une réponse par oui ou par non, par blanc ou par noir. On va nécessairement offrir une configuration de positions autour d’un objet scientifique. 00:18:33 VOIX OFF Le risque dans cette organisation à experts multiples n’est-il pas d’aboutir à une pensée commune, une expertise lissée en quelque sorte ? JEAN-MICHEL BESNIER Le risque est évidemment qu’il y ait une espèce de dilution des responsabilités, que l’expert ne soit plus identifié comme auteur de ce qu’il soutient. C’est la grande difficulté mais je crois que c’est une des réponses que l’on donne à la mise en contestation de l’expertise aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques. ÉRIC FASSIN Je crois que la contre-expertise, et je vous rejoins sur ce point, est essentielle précisément parce qu’elle nous oblige à penser le fait que la production de savoirs sur ces questions, elle peut être organisée par des intérêts, des intérêts au sens le plus large, qui peuvent être économiques, qui peuvent être politiques, qui sont multiples. Mais je crois qu’il est important d’expliciter cela parce qu’on voit bien comment la manière dont on va regarder la réalité, elle va être en partie déterminer par cela mais c’est la confrontation qui me paraît ensuite importante, c'est-à-dire qu’effectivement il ne s’agit pas de dire que chacun va produire sa vérité mais que la confrontation de ces tentatives pour produire de la vérité, elle est soumise à des règles. JEAN-MICHEL BESNIER Ce que vous dites explique pourquoi la notion de conflit d’intérêts devient tellement importante dans l’univers des experts. Les codes de bonne conduite qu’on rédige aujourd’hui mentionnent toujours le conflit d’intérêts comme une norme qui doit conduire les experts à, toujours en amont de leurs recherches, en amont de leur étude et de leurs rapports, faire valoir les intérêts qui pourraient interférer avec leur décision. Mais ces intérêts, ils ne sont pas toujours économiques, c’est pas toujours un médecin commis comme expert qui aurait des intérêts à défendre tel laboratoire pharmaceutique en... pourquoi pas, en prescrivant une vaccination dans le cadre d’un pandémie. C’est pas toujours cela. Avoir des intérêts, ça peut aussi avoir souci de défendre certaines valeurs. En matière de climat par exemple, si j’étais expert, je pourrais peut-être laisser intervenir dans ma décision l’idée que je tiens à ce qu’il y ait encore une humanité dans un siècle et je pourrais vouloir que ça prévale sur l’idée que si l’on limite la production de CO2, on va menacer mon bien-vivre aujourd’hui, etc. Donc un conflit d’intérêts, dans un contexte de « globalisation » comme on dit, dans un contexte où les problèmes auxquels on est confronté sont des problèmes planétaires, un conflit d’intérêts, ça peut être un conflit de valeurs, tout simplement. Et comment faire pour qu’un expert ne soit pas victime de conflits de valeurs ? Comment faire qu’un expert juge tellement en son âme et conscience qu’il mette complètement entre parenthèses le citoyen qu’il est, le père de famille, le membre de l’espèce humaine en générale ? ÉRIC FASSIN Mais pour aller dans le même sens que vous, je crois qu’on ne pourra pas imaginer une situation où, au fond, on se serait purgé de tout conflit d’intérêts parce que ça voudrait dire qu’on se serait purgé de tout intérêt. Or, il me semble que les acteurs sociaux et les savants, les experts... sont aussi des acteurs sociaux, ont des intérêts. De ce point de vue-là, je reprends tout à fait à mon compte l’épistémologie féministe qui dit que les savoirs sont situés. Je crois que nous ne parlons pas de nulle part, que nous avons non seulement des effets de position objective, mais aussi d’investissements affectifs, idéologiques divers. Donc en ce sens-là effectivement, les experts, y compris lorsqu’ils sont des savants rigoureux, sont aussi des citoyens. SYNTHE Trop ou pas assez puissants ? JEAN-MICHEL BESNIER Les experts sont-ils trop ou pas assez puissants dans nos sociétés ? Ce qu’on n’a pas encore évoqué et qui me paraît quand même important, c’est la promotion du principe de précaution dans nos sociétés. On l’a inscrit depuis cinq ans dans la charte de la constitution. Ce principe de précaution dit que dans des situations d’incertitude et dans l’éventualité que certaines réalisations scientifiques et techniques produisent des dégâts graves et irréversibles à l’environnement alors qu’il faut engager des mesures, des recherches supplémentaires, prendre des dispositions proportionnées mais en tout cas, il faut le faire. Donc on a le sentiment que ce pouvoir accru des experts, il n’est pas tout à fait légitime puisqu’on est en situation d’incertitude. Donc on ne s’attend pas à ce que les experts nous donnent la réponse et on s’attend à ce que les experts nous disent : il y a des signaux qui disent qu’il peut y avoir un danger et qu’il faut peut-être faire quelque chose. Donc voilà, toute l’ambigüité et le sentiment d’insécurité que nous éprouvons pour de bonnes ou de mauvaises raisons font que les experts sont désormais dans notre paysage, les recours, et les recours indispensables. Donc je crois que ce principe de précaution, il donne aujourd’hui pleine puissance à l’expertise. 00:24:22 ÉRIC FASSIN Je crois que nous n’en finissons pas de sortir d’une conception théologique de la vérité. En particulier au XIXème siècle, la science, sur un modèle positiviste à la Auguste Comte, a pu penser qu’après tout, elle pouvait prendre le relais SYNTHE Auguste Comte (1798-1857), philosophe et sociologue français et qu’au fond, le savoir pouvait être en surplomb du monde pour édicter des vérités absolues. Et il me semble que l’expertise, en a parfois repris la tentation, c'est-à-dire l’idée qu’au fond, on pouvait dire des vérités absolues, définitives et qui allaient pouvoir fonder l’ordre social et l’ordre des décisions politiques. Il me semble que cette incertitude que vous avez soulevé, elle fait que ça ne marche plus, on n’y croit plus. L’évidence de cette toute puissance, elle est faite. Du coup, beaucoup de gens s’inquiètent en craignant qu’il n’y ait plus assez de pouvoir des experts, c'est-à-dire qu’il y en aurait eu trop et maintenant il n’y en aurait plus assez. Et ça, je crois que c’est un progrès démocratique, c'est-à-dire qu’effectivement, on tâtonne, on bricole, on essaie de penser historiquement, c'est-à-dire en fonction de situations, de conjonctures, et ça nous amène au fur et à mesure à adapter et donc à avoir une conception un peu plus modeste de l’intervention scientifique et en particulier sous sa forme experte. JEAN-MICHEL BESNIER Non mais, ce que vous dites est plein de sagesse, vous êtes un sage, mais la difficulté, c’est que nos contemporains n’ont pas cette sagesse et si l’expertise est devenue si importante aujourd’hui, je crois que c’est qu’elle hérite en quelque sorte de cet espèce de paradoxe. Lorsque la science pouvait se croire toute puissante, on ne parlait pas d’expertise, c’est le scientifique qui était l’interlocuteur, qui était le maître à penser, c’était le scientifique qui était le héros. C’est dans le temps même où les scientifiques ont avoué qu’ils étaient obligés d’être humbles par rapport à leurs objets parce que plus ils braquaient de la lumière sur leurs objets, plus ils produisaient de l’ombre autour et donc plus ils produisaient de l’incertitude. C’est le jour où les scientifiques ont dit : cette incertitude, ne croyez pas qu’elle est conjoncturelle, qu’elle est historique. Elle est structurelle. Il y a de l’incertitude et on n’y peut rien, il faut faire avec, il faut « bricoler », comme vous disiez. C’est le jour où les scientifiques ont eu l’audace de tenir ce discours qu’à ce moment-là, on a vu apparaître cette corporation nouvelle qu’on appelle les experts, qui sont évidemment l’émanation de la communauté scientifique, heureusement, mais qui ont été préposés justement à la gestion de cette incertitude pour donner satisfaction à un public qui lui reste avide de sécurité, de vérité absolue. Mais c’est ça toute la difficulté. ÉRIC FASSIN Mais c’est là justement me semble-t-il, que la science est importante, c'est-à-dire que le fait que la science ait été en quelque sorte détrônée, n’est pas une humiliation. Cette humilité nouvelle, au contraire, donne une responsabilité toute particulière dans les sociétés démocratiques aux scientifiques. JEAN-MICHEL BESNIER Bien sûr. ÉRIC FASSIN C'est-à-dire que les scientifiques sont payés pour savoir que le toute puissance est une illusion. JEAN-MICHEL BESNIER Bien sûr. Et la promotion de l’éthique également. Si l’éthique est devenue si importante dans nos sociétés, c’est que précisément, elle hérite de cette situation. C’est parce qu’on aperçoit de l’indétermination dans le savoir scientifique qu’on a besoin de l’éthique, qu’on a besoin de réfléchir à la question de savoir comment on peut bien vivre, sachant qu’on ne sait pas ou sachant qu’on ne sait pas tout, qu’on ne saura jamais tout. Comment faire en sorte pour bien vivre néanmoins ? Donc l’expertise, l’éthique, sont des éléments qui vont là de paire. C’est parce que nous sommes confrontés à des incertitudes que nous avons à délibérer, à réfléchir ensemble aux meilleures conditions de vie et c’est parce qu’il y a cette incertitude qu’il faut mandater des individus dont le savoir est avéré pour nous donner à penser les difficultés que constituent pour nous ces incertitudes sachant qu’encore une fois, c’est aux politiques qu’on s’adressera en dernière instance pour prendre la décision. ÉRIC FASSIN Vous parliez de sagesse tout à l’heure. Je crois qu’effectivement, les scientifiques ont un rôle à jouer dans la réflexion sur ce que peut être une sagesse démocratique, c'est-à-dire qui connaît ses limites. JEAN-MICHEL BESNIER Absolument. VOIX OFF C’était très intéressant, mais c’est déjà fini. La semaine prochaine, on se retrouve même endroit, même principe : deux invités en face-à-face pour affronter des points de vue.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2010
Durée : 29min32