
Crue centennale, un risque oublié
Qui se souvient de la crue de la Seine de 1910 ? On connaît tous ces vieilles cartes postales couleur sépia montrant un Paris presque romantique, recouvert par les eaux. On a coutume de parler de la crue de 1910 comme d’une crue de type centennale, mais cela fait plus de cent ans que nous n’avons pas connu une telle catastrophe. Une crue est-elle imminente ? Sommes-nous prêts ?
Réalisation : Pascal Varambon
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 14min59
Accessibilité : sous-titres français
Crue centennale, un risque oublié
Alors ici, ce qu'on voit, là-haut, c'est le repère de crue de 1910. Il faut vraiment lever la tête. On est à 8,62 m. Juste ici, un des niveaux les plus bas des crues atteintes. On est en 88. En 2016, on a eu une crue du Loing qui devait arriver à peu près ici. En 2018, une crue de la Seine et de ses affluents qui arrivait ici.
On a tous en tête ces images de la crue de 1910 à Paris. Ces photos couleur sépia nous renvoient à une époque qui semble bien lointaine. La mémoire de la crue s'est diluée dans le temps. Un regard aguerri permet de se rendre compte de l'ampleur de cette crue dans une ville comme Paris. On dit de la crue de 1910 qu'il s'agissait d'une crue centennale. Mais risque-t-on vraiment de revivre un tel épisode ?
Une crue centennale, c'est une crue qui a une chance sur 100 par an de se produire. Ça paraît très très faible. Il faut imaginer, on a un dé à 100 faces, on tire le dé et sur une des faces, il y a écrit : "Crue de la Seine type 1910." Le problème, c'est qu'on a, par an, très peu de chances de l'avoir, mais si on fait ça sur 80 ans, la moyenne de vie d'un Français, on a quand même deux-tiers, deux chances sur trois, de voir cette crue arriver. Elle peut être plus importante, elle peut être moins importante. Mais on sait que probablement, il y aura un jour des crues qui monteront au-delà de ce niveau de 8,62 mètres, qui est le niveau que la Seine a atteint en 1910.
Il est très difficile de prédire une crue centennale. Pour avoir une crue de type 1910,il faut avoir plusieurs phénomènes en même temps. Il faut une convergence des pics de crues de la Seine et de la Marneau niveau de la région parisienne et il faut ajouter à cela un pic de crue de l'Yonne, qui est un affluent de la Seine. Le problème de l'Yonne, c'est que c'est un affluent à réaction rapide. Il faut à peu près 7 jours pour que l'eau tombée sur le bassin versant de la Seine et de la Marne arrive à Paris,alors qu'il faut moins de 3 jours pour l'Yonne. Cela veut dire que les prévisionnistes ne peuvent pas prévoir l'évolution de la montée des eaux au-delà de 72 heures.
Au mois de septembre, par exemple, on n'est pas capables de dire si on va avoir une crue centennale en janvier ou en février. Pareil début janvier, même si l'eau monte, monte, monte, on n'est pas capables de dire si on aura une petite crue autour de 6 m ou une très grosse crue au-delà de 8 m. C'est toute cette incertitude qui pose des grosses difficultés aux gestionnaires, parce que si on attend trop pour mettre en place les solutions et des plans de gestion, c'est trop tard, mais si on les met trop tôt, on risque de le faire pour rien. Et donc c'est cet arbitrage entre à quel moment déclencher le plan par rapport à la prévision qui va déterminer le niveau de sécurité et on sait que malheureusement, on va devoir lancer des plans pour rien.
Vous l'avez compris, le risque d'une crue centennale est bel et bien réel. En 2016,les habitants de la vallée du Loing, située dans le sud de l'Île de France, se sont retrouvés confrontés à ce type de crue. À Nemours, la crue a dépassé de 40 cm la crue de 1910. Sur l'ensemble de la vallée, il a fallu évacuer plus de 8 000 habitants,et les dégâts ont été estimés à 1,4 milliard d'euros.
C'est une crue qui, a priori, ne fait pas de morts. C'est une crue lente. On a quand même deux sujets d'inquiétude. Le premier, ce sont les personnes fragiles, âgées, handicapées, les personnes aussi qui dorment à la rue. Toutes ces personnes-là vont devoir être mises en sécurité, évacuées. On va aussi devoir s'occuper des personnes qui ont des enfants en bas âge ou qui sont malades. Donc ça, c'est un premier ensemble de difficultés. Et puis pendant la crue, tout le monde ne sera pas évacué. Tout le monde ne devra pas évacuer. Et donc là, il va falloir continuer à assurer la vie quotidienne et la sécurité. Il faut se rappeler qu'en 1910, on a eu à peu près 100 000 appelés du contingent, des conscrits, des militaires, qui sont venus renforcer Paris. Aujourd'hui, il n'y a plus de conscription comme on avait avant, on a juste une armée de métier qui n'est pas suffisante pour gérer ces 5 millions d'habitants qui seront touchés soit directement par l'eau, soit par les coupures de courant, les coupures de transport, mais avec derrière des répercussions sur toute l'Île de France et même au-delà, et c'est aussi le paradoxe de cette inondation, c'est qu'on n'a pas besoin d'avoir les pieds dans l'eau pour être dans une situation tout à fait critique, et du point de vue de la sécurité, et du point de vue de son travail et du point de vue des perturbations de la vie quotidienne.
Sur cette carte, qui représente les zones inondables pour une crue de type 1910, on voit apparaître en bleu les zones touchées par l'inondation, en bleu foncé, les zones avec des hauteurs d'eau d'1 à 2 m. En rouge, ce sont les zones de fragilité de réseau, c'est-à-dire des lieux qui n'auront pas les pieds dans l'eau, mais qui subiront les conséquences directes de la crue. Si le citoyen lambda ne se soucie pas des risques d'inondation, il est heureusement pris très au sérieux par les services de l'État.
À Seine Grands Lacs, nous disposons de quatre grands lacs-réservoirs qui ont été mis en service, le premier en 1938 et le dernier dans les années 90. Ils permettent de stocker 800 millions de mètres cubes d'eau. Donc c'est l'équivalent de 8 mètres d'eau sur la superficie de la ville de Paris. On a à peu près 10 000 hectares de superficie. En fait, le rôle de ces grands lacs-réservoirs est double. La première fonction, c'est qu'il permet de stocker de l'eau pour la période estivale. Leur deuxième mission, c'est de lutter contre les inondations. Lorsque les lacs ne sont pas complètement remplis, par définition, ils ont de l'espace, un peu de place. Ça va permettre en cas de crue, de stocker un excédent d'eau et donc de réduire l'importance des inondations plus à l'aval. On estime entre 60 à 70 cm le gain maximal procuré par ces quatre lacs-réservoirs, sur une inondation. Par exemple, la dernière crue en janvier 2018. Nous sommes ici sur un dispositif en cours de test qui vient d'être réalisé, qui est ce qu'on appelle un casier de rétention des crues, un casier pilote. On se situe ici en bord de Seine et vous avez à l'aval, à 10 kilomètres à peu près, Montereau-Fault-Yonne, ville située à la confluence entre l'Yonne et la Seine. Et en fait, le concept de ce casier est le suivant : la plupart des grandes crues qu'on a connues au XXe siècle correspondaient à l'arrivée de ce qu'on appelle "l'onde de crue depuis l'Yonne". En fait, l'objectif de ce casier de rétention, c'est de stocker, grâce à la station de pompage sur laquelle nous sommes, en un temps très court, 66 heures, de stocker 10 millions de mètres cubes, donc un grand volume d'eau qu'on va stocker dans un casier, en fait un espace ceinturé d'une digue de 2,5 m de haut sur une circonférence de 8 km. Et donc on va stocker cette eau-là, juste avant que l'Yonne n'arrive dans la Seine. Donc en fait, quelque part, on va diminuer artificiellement par cet ouvrage-là, le débit de la Seine, pour qu'elle laisse plus facilement passer l'onde de crue de l'Yonne. Et donc avec cet ouvrage-là, on estime qu'on va avoir un gain en termes de niveau d'eau, d'hauteur d'eau dans Paris de l'ordre de 10 à 15 cm. Donc un effet qu'on aura entre Montereau-Fault-Yonne jusqu'à Paris.
Cette limitation de la hauteur de 10 à 15 cm permet d'économiser entre 20 et 50 millions d'euros par épisode de crue. Rapporté à toutes les crues sur un siècle, cela fait une moyenne de 15 millions de dommages évités par an. Le réchauffement climatique est évidemment pris en compte par les pouvoirs publics. Les chercheurs prévoient des crues moins fréquentes mais plus importantes en termes de volume d'eau et en été, la Seine verra une baisse des débits naturels de l'ordre de 25 % d'ici 2050.
Donc là, il va falloir arbitrer. Est-ce qu'on relâche de l'eau ? Si on la relâche pour rien, on n'en a plus l'été, ou garde-t-on les barrages remplis ? Si les barrages sont remplis, ils ne peuvent plus écrêter. Une des difficultés qu'on va avoir, c'est qu'on va orienter la gestion vers le manque d'eau l'été. Donc il va aussi falloir arbitrer avec des crues peut-être plus rares, mais qui seront aussi plus importantes. Pour le dire autrement, ça veut dire que ces barrages restent essentiels, mais que si on ne se focalise que sur les barrages, on aura une situation très problématique avec le changement climatique, ce qui incite à nouveau à travailler sur la gestion de crise, sur la vulnérabilité des réseaux, sur la capacité à faire que les populations puissent évacuer rapidement, sur la continuité d'activité pendant la crise.
Grâce à la technologie et avec ces nouveaux aménagements, on peut donc limiter la crue. Mais est-il juste de penser que la ville d'aujourd'hui pourrait mieux résister à une crue centennale ?
La grosse différence entre 1910 et aujourd'hui, c'est que les sociétés de 1910 étaient beaucoup moins dépendantes de l'énergie, des réseaux de télécommunications, des réseaux de transport. Et ça, ça change vraiment tout parce que depuis 1910, la plupart de ces réseaux ont été enterrés dans les sous-sols. Ce qui veut dire qu'il suffit qu'on ait de l'eau qui remonte soit par la nappe phréatique, soit qui arrive de la surface par des bouches d’égout, par exemple, pour inonder ces sous-sols et donc interrompre le fonctionnement des réseaux. Par ailleurs, un certain nombre d'opérateurs vont devoir mettre leur matériel en sécurité pour éviter qu'il ne soit abîmé par l'eau. Concrètement, ça veut dire qu'à un moment donné, il va falloir protéger tout ce qui se trouve en sous-sol.
Approvisionnement en électricité, télécommunication, réseaux en tout genre. Pour le dire autrement, la crue de 1910 était vraiment une catastrophe naturelle. Mais aujourd'hui, c'est une panne technologique qui menace l'agglomération francilienne.
Donc on ne peut pas empêcher la crue d'arriver, on peut l'atténuer. Surtout ce qu'on peut faire et aujourd'hui ce qu'on essaie de faire, c'est d'une part qu'il y ait le moins de dommages possible et d'autre part que dès que l'eau s'est retirée, il faut à peu près 7 semaines pour que tout ça se termine, on puisse redémarrer très vite. Ça veut dire pomper, sécher, regarder que les bâtiments ne s'effondrent pas car comme il y a eu beaucoup d'eau dans les sous-sols, les fondations peuvent être atteintes. Ça veut dire aussi réparer ce qui peut l'être. Ça va être absolument colossal. Donc c'est quelque chose de très long. Et en réalité quand la crue arrive, quand l'eau est dans les rues, c'est simplement le début du problème. "La véritable crise" commence au moment où l'eau s'en va et on va devoir remettre en état. Et c'est pour ça que les pouvoirs publics essaient de mettre en place, avec les acteurs privés, notamment les entreprises, des mesures pour protéger au maximum le patrimoine bâti, les réseaux et l'ensemble des fonctions qui permettent à notre société et à la France entière, car on est dans le cœur économique et politique, de fonctionner même en mode dégradé.
C'est l'organisme Seine Grands Lacsqui a la compétence pour organiser les programmes d'action de prévention des inondations. C'est ce que l'on appelle un PAPI. Il s'agit de contrats entre l'État et des collectivités locales d'un même bassin versant qui s'engagent ensemble à mener des actions en matière de prévention des inondations.312 communes sont engagées dans ce programme pour un budget de près de 200 millions d'euros TTC. Ils visent à promouvoir une gestion globale et équilibrée du risque d'inondation régi par un principe de solidarité amont-aval.
Nous allons également travailler sur un élément très important, la réduction de la vulnérabilité au risque. Ça veut dire quoi ? Que si l'inondation arrive, si on n'a pas pu l'arrêter avant, c'est faire en sorte que les dommages de l'inondation soient les plus faibles possible. Il y a plein de manières de faire. Déjà, 1/ Mieux s'organiser. Former les collectivités à gérer la crise. Et donc en menant de front toutes ces actions-là, à la fois pour diminuer l'aléa, donc le fait que l'événement naturel conduise à l'inondation, et à la fois diminuer la vulnérabilité, c'est-à-dire la quantité de dégâts qu'il peut y avoir en cas de crue, on sera plus résilients et plus forts, et ça c'est une action de long terme. C'est beaucoup de travail de conviction, des réunions, des ateliers de travail, la formation des élus, des visites de terrain, mobiliser des financements, de l'ingénierie. On a beaucoup d'ingénieurs qu'on met à disposition des collectivités pour bâtir ces programmes d'action.
Lorsque l'eau redescend, la crue peut laisser place à une catastrophe écologique. La vallée de la Seine est bordée d'usines très polluantes qui risquent de voir leurs eaux sales partir dans la nature. En 2016, le Loing avait été pollué par les hydrocarbures qui s'étaient échappés des cuves à fioul. Paris a toujours été vulnérable aux inondations, mais la perception du risque s'est étiolée au fil du temps. Pourtant, il faut maintenir vivante cette perception, afin de ne pas perdre de vue les enjeux d'une telle catastrophe.
Quand on pense à la crue, on pense à ces gens en costume d'époque, comme on me disait quand je faisais ma thèse. On n'imagine ni la violence des flots ni l'odeur ni la boue, ni les privations d'électricité, donc le froid, aussi la difficulté de s'approvisionner. Tout ça, on ne se le figure pas. Et donc d'une certaine manière, le progrès technique aujourd'hui joue contre la conscience de ce que pourrait être la crise. C'est pour ça aujourd'hui que les gens qui travaillent sur ces crues se sentent un peu désemparés parce qu'après 2016, où on a eu un grand exercice dans lequel on a fait jouer près de 80 acteurs publics et privés pour essayer de se préparer à la crue, le soufflé est en quelque sorte retombé. On a l'impression qu'on progresse par à-coups et que finalement, au bout de 10 ans, on a à nouveau oublié ce qui pourrait se passer et qu'on ne mesure pas l'ampleur de ce que serait cette catastrophe. Il faut rappeler qu'on est sur des coûts absolument faramineux. Si une crue de la Seine style 1910 arrivait demain, on aurait à peu près 3 points de PIB sur 5 ans cumulés de pertes. Donc une crue à l'estimation basse à 60 milliards d'euros. On est vraiment dans un enjeu de sécurité nationale. Toutes les capitales européennes, quasiment toutes, sont concernées. Aujourd'hui la question c'est : a-t-on mis en place les plans et les programmes suffisants ? La réponse est certainement : pas complètement.
Réalisation : Pascal Varambon
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 14min59
Accessibilité : sous-titres français