L'impossible partage de l'eau ?
Avec Erik Orsenna, écrivain et membre de l'Académie française, et Ghislain de Marsily, hydrologue et membre de l'Académie des sciences.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2011
Durée : 31min55
Accessibilité : sous-titres français
L'impossible partage de l'eau ?
Deux invités, un plateau, une règle du jeu : pas d'animateur. Ils sont tout seuls devant les caméras. Le débat et vice-versa L'impossible partage de l'eau ? Alors on commence par vous. Présentez-vous. Je suis Ghislain de Marsily, je suis géologue de profession, j'ai enseigné les sciences de la nature, de l'eau et de la terre à l'université Pierre et Marie Curie et je suis aussi maintenant, membre de l'Académie des sciences, de l'Académie des technologies et de l'Académie de l'agriculture de France. Même question : qui êtes-vous ? Je suis Erik Orsenna, je suis économiste de formation, je suis écrivain, je suis voyageur, je suis depuis toujours passionné par les matières premières et donc par la première des matières premières dont nous sommes faits : l'eau. Top chrono, vous avez maintenant trente minutes pour vous exprimer et vous écouter. Allez, c'est parti. De l'eau il y en a pas mal sur la planète, elle est très inégalement répartie suivant les pays ou les continents et comme la démographie augmente, nous allons bientôt être 9 milliards, il y a des endroits où on manquera énormément d'eau. Donc le problème, c'est : est-ce qu'on va réussir à s'en sortir ? Est-ce qu'on va partager l'eau que nous avons globalement entre les différents habitants de la planète ? Mais on a une obligation de résultat puisque si on n'a pas d'eau on peut pas vivre. Et il y a donc le partage, il y a aussi l'économie et puis il y a aussi un peu de production d'eau par exemple il y a une possibilité de dessaler l'eau de mer, à ce moment-là on a l'eau douce. Mais il y a quelque chose qu'on a oublié dans ce titre, mais on va en parler dans notre débat, c'est l'assainissement. C'est pas seulement l'eau, c'est l'assainissement. Les deux vont ensemble. Pas assez d'eau ? Il faut savoir que 95 à 98 % de l'eau que – dont nous avons besoin pour vivre, sert à nous nourrir. Donc pas assez d'eau, en fait, ça se traduit : est-ce qu'il y a assez d'eau pour produire la nourriture dont aura besoin l'humanité pour vivre quand nous serons, par exemple, 9 milliards d'habitants sur Terre ? Il y a la question de la quantité d'eau pour se nourrir, il y a la question de la répartition, et il y a aussi la question de la répartition des êtres humains. Parce que les êtres humains, maintenant, ils sont en ville. Donc il y a besoin d'y avoir de l'eau et de l'assainissement en ville. Ce qui évidemment change tout. Donc il y a la question de l'agriculture et il y a la question des villes. J'ai envie de commencer par la question des villes parce qu'il y a un article très intéressant qui est paru il y a environ un mois et demi dans les comptes rendus de l'Académie des sciences américaines qui s'interrogeait : Où seront les grandes villes du monde en 2050 ? Et ils ont regardé la distribution des villes de plus d'1 million d'habitants. Il faut savoir qu'actuellement nous sommes environ 50 % de la population urbaine et le reste est rural et qu'en 2050 nous serons 70 % d'urbains. C'est ce qui a été dit. Alors où seront ces grandes villes de plus d'1 millions d'habitants ? Évidemment elles sont réparties principalement dans les pays actuellement émergeants ou en voie de développement, et elles vont parfois dépasser 5 millions d'habitants. La – l'article s'interroge sur : Est-ce qu'il y a assez d'eau localement pour satisfaire les besoins en eau de ces villes énormes qui vont se créer ? Et la réponse est mitigée. À des endroits il y a pas de problème, mais beaucoup des villes dans les pays en développement vont se trouver avoir des problèmes de manque d'eau, soit saisonniers, c'est-à-dire que pendant quelques périodes de l'année on n'aura pas assez d'eau pour satisfaire les besoins en eau de tout le monde, et d'autres villes auront jusqu'à un déficit permanent en eau, et ils ont regardé ça en se fixant une distance de 100 km autour de la ville pour voir toute l'eau qu'on pourrait prendre. Ça veut dire qu'en 2050, le problème de l'eau sera quand même extrêmement préoccupant pour de très grandes villes, sachant par ailleurs que malheureusement, certaines grandes villes seront beaucoup de bidonvilles. Actuellement, l'urbanisation ne se fait pas de façon ordonnée avec des – des bâtiments construits pour recevoir les gens qui arrivent mais les gens arrivent et on essaye de faire face plus ou moins mal à ceux qu'ils – ceux qui viennent, et en particulier, comme ça a été dit, il faut non seulement fournir de l'eau mais il faut mettre en place des moyens d'assainissement pour évacuer les eaux usées et toutes les – tous les miasmes qui vont avec et qui font que la santé peut être très perturbée si on n'a pas construit tous ces réseaux. Donc il y a un énorme travail à faire. Je me souviens quand, pour mon livre, j'étais à Calcutta. Donc je voyais la misère de Calcutta et je rencontre l'adjoint au maire de Calcutta, chargé de ces questions. Il me dit : « Puisque vous allez au Bangladesh juste après, vous dites aux gens du Bangladesh qu'on peut plus en recevoir. Il y a trop de gens, déjà, chez nous qui sont dans une grande misère. Donc puisque vous allez les voir, vous leur dites “on n'en peut plus.” » Donc, très bien, j'avais la mission, j'ai été à Dhaka, la capitale du Bangladesh, j'ai vu le ministre et je lui ai dit : « Vous savez, à Calcutta, ils veulent plus de vous. » Alors ils m'ont dit : « Ben, vous direz à vos amis indiens, la chose suivante : ils ont construit un barrage sur le Gange, juste avant notre frontière à nous. Résultat du barrage : il y a moins de débit d'eau du Gange qui vient chez nous, donc plus de sable dans nos rizières, premièrement. Et deuxièmement, comme le débit est plus faible, il y a une moindre résistance à la montée des eaux salées qui viennent du Golfe du Bengale. Donc il y a plus de sable dans nos rizières, plus de sel dans nos rizières. Donc moins de riz, donc les gens, nos paysans ils viennent où ? Ben ils viennent dans notre ville et après, ils viennent où ? Ben forcément, comme ils crèvent de faim, ils vont à Calcutta. » Et c'est l'exemple même de la question qui se posait pas trop quand il y avait uniquement des paysans un peu répartis, mais là quand vous avez 10-12 millions d'habitants d'un côté et 12 ou 13 millions de l'autre côté qui s'affrontent pour une seule source d'eau, le Gange, avec en plus le Brahmapoutre... Brahamapoutre Fleuve de l'Asie du Sud Et on imagine ce qui se passera si les projets chinois de construire d'autres barrages en amont, juste à la descente de, de, du Tibet, du plateau tibétain sur le lit Brahmapoutre, si ces projets sont réalisés. Donc il y a des endroits du monde où il va y avoir des tensions extrêmement fortes et on peut parler du bassin du Nil, où dans une vingtaine d'années il y aura 350 millions d'habitants qui se partageront une seule ressource, le Nil. On voit à quel point c'est local parce que c'est pas global. Moi je me souviens quand j'ai écrit mon livre sur l'eau, on m'a dit : « Ah, alors j'imagine que vous êtes favorable à une organisation des Nations Unies de l'eau, globale. » Mais ça servira à rien parce que ce sont de questions par bassin et on le voit bien chez nous en France, où ce sont le agences de bassins qui règlent les questions. Et les questions de la Garonne et de l'Adour n'ont rien à voir avec les questions de la Loire. Donc on voit à quel point les questions d'eau sont toujours des questions qui apportent une sorte de revanche de la géographie. Je pense qu'il faut voir ce que la répartition de la ressource en eau sur la planète est très liée aux montagnes. En fait les montagnes, les grandes montagnes, que ce soit les Alpes ici en Europe ou l'Himalaya, on en a parlé, pour l'Inde et la Chine, ou le Pakistan, c'est là que se concentre l'essentiel des ressources en eau et donc cette eau arrive par les fleuves jusqu'aux peuples qui vivent dans les basses plaines. Et finalement c'est ces – ces lieux-là qui vont être les points de conflit majeurs, parce que c'est là que partent les eaux. Alors si on revient un peu sur la France, nous avons un vrai château d'eau qui sont les Alpes. Et les Alpes alimentent, par la fusion des glaces en particulier, alimentent des débits très importants de la rivière, du Rhône en été. Donc la France de l'est ne manquera jamais d'eau. On a ce réservoir devant nous qui nous alimente totalement. Dans la France de l'ouest, sud-ouest, les Pyrénées sont beaucoup plus basses. Donc c'est un tout petit château d'eau qui n'arrive pas à maintenir des glaces pendant toute l'année, donc il y a pas de fusion importante en – au creux de l'été. Et il est probable, il est probable que nous devrons en France, aller demander aux Alpes, d'alimenter une partie du territoire, en dehors du bassin Versant. Ça a déjà été proposé parce qu'on a dit qu'on va emmener de l'eau du Rhône jusqu'à Barcelone. C'était un projet que je trouvais intéressant. Barcelone manque énormément d'eau donc – bon, ça s'est pas fait pour des raisons économiques et des raisons politiques, mais disons que... Pour des raisons politiques parce qu'on imagine que les producteurs de légumes ou les producteurs de fruits de la région de Marseille qui voyaient que leur eau était piquée au profit de leur concurrent principal catalan, on imagine leur fureur. Oui. Que la vision de l'Europe elle est gentille mais enfin quand on est à donner des armes à ses concurrents, l'Europe on l'oublie évidemment. Je pense qu'on sera amenés, avec le changement climatique en particulier qui risque de raréfier, au moins en été, la ressource en eau en France, de faire des aménagements assez importants pour transférer des eaux à des distances plus importantes que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Donc on va revoir les grands aqueducs comme le pont du Gard, des choses comme ça, et les Romains nous ont, au fond, montré, montré la voie. Oui. La voie d'eau. Il y a une – il y a une nouvelle technologie qui a été inventée par des Français, qui est intéressante, qui est de construire des aqueducs sous-marins. Et le projet, par exemple, du Rhône à Barcelone, il était prévu à terre. Maintenant, si on devait y re-réfléchir, (et les questions politiques qui ont été dites font qu'on n'y approchera pas de si tôt.) il y a une possibilité qui est de poser sur le fond de la mer des – d'énormes tuyaux de pompiers, en toile, imperméabilisée, bien sûr, qui permettent à l'eau d'être séparée de l'eau de mer et de se transférer avec très peu de perte de charge. Donc on peut par des travaux très simples, (en fait c'est une société française qui a inventé ça) transférer de l'eau d'assez grandes distances. Ces gens-là parlaient même d'amener de l'eau en Afrique du Nord. J'avais vu aussi un projet. Les Israéliens, qui évidemment manquent énormément d'eau, c'est pour ça qu'ils en piquent tant à la Palestine, et alors ils négociaient avec les Turcs pour l'achat d'une rivière. L'achat d'une rivière complète. Donc il y avait une rivière, à l'embouchure de la rivière on mettait le grand tuyau dont vous parlez, ça passait entre Chypre et la côte, et puis ça arrivait – ça arrivait à Haïfa. Et puis comme – comme la Turquie qui est le château d'eau du Proche Orient, il faut le savoir, c'est le château d'eau de tout cet endroit du monde donc ils tiennent cet endroit – pas seulement parce qu'ils ont beaucoup de pétrole mais ils tiennent aussi à cause de l'eau. Ça s'est pas fait parce que là c'était un casus belli dans toutes les régions et que la Turquie voulait se développer touristiquement dans cette région-là. Mais enfin, c'est intéressant. Il y a beaucoup plus de souplesse qu'on ne croit, à condition de s'entendre. En fait je crois que le vrai problème, c'est que les gens ne sont pas assez exigeants. Ils ne demandent pas assez. Ils sont habitués et se satisfont d'une mauvaise condition de disponibilité en eau et n'exigent pas des pouvoirs publics qu'ils prennent la question de l'eau à bras-le-corps, comme ça a été dit, et la résolvent. Les gens sont fatalistes devant le manque d'eau, ce qui est, je crois, la cause de ces problèmes. L'eau, c'est vraiment l'obligation de résultat. Oui. C'est vraiment le premier résultat, la première obligation. Il faut que les êtres humains aient de l'eau et de l'assainissement. Autrement, il n'y a pas de dignité possible, il y a des terribles maladies, et puis évidemment on peut pas se développer économiquement. Alors la banque mondiale a – s'est enfin rendu compte que, eh bien, un dollar investi dans l'eau c'était sans doute le dollar le plus efficace. Eau = conflits ? Alors moi, sur l'eau = conflits, alors on peut imaginer les grands conflits planétaires, on peut imaginer des tas de choses, mais regardez l'exemple d'un petit conflit. D'abord un petit conflit local. Il se trouve que pendant la période que nous avons vécue au mois de juin 2011, il y a eu une sécheresse et que donc la moitié des départements français ont eu des restrictions d'utilisation d'eau. Et il se trouve qu'une bonne partie de l'eau qu'utilisent les Parisiens, une bonne partie de cette eau est captée en Seine-et-Marne, lequel département est un département très agricole et dans lequel il y avait des restrictions d'eau. Alors les gens de Seine-et-Marne ont dit aux responsables des eaux de Paris, arrêtez de piquer de l'eau chez nous et réhabilitez vos usines qui traitent l'eau de la Seine, chez vous. Et arrêtez. C'est l'exemple même du conflit. Et alors première, première bataille. Et deuxième bataille évidemment, c'est les conflits d'usage, aussi vieux que le monde, entre les agriculteurs, entre les producteurs et les industriels, entre les gens du tourisme évidemment. Parce que si les agriculteurs pompent dans une marre, que la marre voit son niveau diminuer et que vous avez les agriculteurs qui en même temps font du tourisme et que les, les canoës raclent le fond, ben évidemment ils reviendront pas dans la chambre d'hôte l'année d'après. Donc voyez, il y a tous ces conflits extrêmement concrets, qui sont, au fond, aussi vieux que le monde. Et ce qui me passionne dans l'eau, moi, c'est que c'est à la fois des tas de questions techniques mais c'est aussi, comment dire, une sorte de miroir des sociétés. Dis-moi comment j'évite les conflits, comment je traite les conflits, comment je partage cette richesse évidemment essentielle et je te dirai à quelle type de société tu appartiens. Donc l'eau est non seulement une nécessité mais le miroir de nos sociétés. Moi j'ai en tête les problèmes de frontières entre le Pakistan et l'Inde. Le Pakistan et l'Inde, ils ont à gérer les flux qui viennent de l'Indus, de l'autre côté de l'Himalaya, et ils se partagent cette eau. Le Pakistan et l'Inde sont plutôt à la veille de se faire la guerre à cause du Cachemire et ils ont chacun développé des bombes atomiques pour se les envoyer les uns sur les autres. Ce qui m'a frappé c'est que malgré ça ils ont eu la sagesse, chaque année, parmi les tensions les plus fortes, de se réunir autour de la table et de décider du programme de gestion des barrages sur l'Indus. Donc quand nécessité fait loi, les sociétés au moins aussi développées que celles de l'Inde et du Pakistan, qui ont eu l'habitude de la palabre et de la discussion plus longue que la nôtre peut-être, eh bien ils se sont réunis quand même pour essayer de régler ces problèmes. Moi, j'ai l'espoir que les sociétés humaines, devant les difficultés de se répartir cette ressource quand elle devient rare, arrivent à s'asseoir à la table de négociation plutôt que d'aller se battre. C'est très frappant, j'ai fait la même – je me suis fait la même remarque en disant qu'il y a une sorte de sagesse de l'eau parce que c'est tellement essentiel qu'on sait que pour avoir de l'eau on est prêt à tout parce que si on n'a pas d'eau on meurt. Et il y a au fond une même sorte d'équilibre de la dissuasion qu'il y a dans le domaine du nucléaire. Au fond, il y a pas eu encore, espérons, espérons, de guerre nucléaire. Pourquoi ? Parce qu'on sait que quand on allume le feu nucléaire, on est sûr de pas l'arrêter. On sait pas comment – jusqu'où ça peut aller. Et donc avec l'eau, avec l'eau c'est pareil. Il y a une sorte de, de retenue. On sait que tout le monde en a besoin et donc il y a – on a une obligation de partage. Ça c'est les partages entre populations mais c'est aussi entre secteurs et la question posée, évidemment, les besoins en eau de l'agriculture et aussi d'une certaine manière en terme de, de, de génération. Regardez. Quand vous êtes un maire d'une ville qui a des problèmes d'eau, vous avez deux solutions. La première solution c'est d'avoir une nouvelle usine de production d'eau, donc vous aurez tous les journalistes qui seront ravis parce que c'est parfait, il y a une nouvelle usine. Et l'autre solution c'est de dire, on va faire des travaux pour réhabiliter tous les réseaux, toutes les canalisations un peu partout, qui peuvent entraîner des fuites énormes. Mais quand vous faites les réseaux, vous avez aucun journaliste qui vient à l'inauguration des travaux et en plus les travaux embêtent tout le monde autant que les travaux du tramway. Donc il faut être quand même un élu très attaché à l'intérêt général pour préférer ce qui ne se voit pas et qui est valable à très long terme, plutôt que ce qui se voit et qui n'est valable au fond, qu'à très court terme. Ce qui pose une question très intéressante : les relations entre le développement durable et la démocratie. Et il faut bien faire attention que la démocratie ne prenne pas en otage le long terme et ne se préoccupe pas, ne se focalise pas, en plus tendu par les obligations médiatiques, uniquement par le court terme. Et l'eau, l'eau c'est évidemment l'obligation à court terme, (on ouvre le robinet, avoir de l'eau), mais c'est aussi à long terme. Moi ce qui m'inquiète un peu plus dans les problèmes de conflits d'eau, liés à l'eau, c'est les périodes véritablement de pénurie extrême. Quand il y a sécheresse absolue, famine, et que les gens n'ont plus rien à manger, là il y a plus rien qui arrête personne. Ça s'est produit – ça s'est produit en Inde, au XIXe siècle en particulier, ça s'est produit en Chine, ça s'est produit en Éthiopie, et si demain on arrive au point où le manque d'eau se traduit par des famines, les émeutes de la faim, là j'ai très peur, non pas de conflits au sens que un pays va se battre contre l'autre mais les gens vont se battre entre eux. Et des, des véritables émeutes de la faim se terminant par des massacres. Et la solution, à mon avis, la chose qu'il faudrait mieux faire que nous ne le faisons aujourd'hui, c'est de savoir que ces épisodes de sécheresse extrêmement graves peuvent se produire simultanément sur plusieurs continents. Ceux dont je parle au XIXe siècle ont frappé l'Éthiopie, l'Inde, la Chine, le Brésil, la même année. Il y avait plus rien à manger. Les gens sont morts de faim. 30 millions de personnes à chaque fois. En 1876, 1896. La seule façon de se protéger contre de tels épisodes de famine, c'est d'avoir constitué des stocks. Or, nous avions il y a encore dix ans à peu près 10 à 12 mois de stocks de céréales à l'échelle de la planète. Aujourd'hui nous sommes tombés à 2 mois. Moi, je suis inquiet. Je suis inquiet parce que si demain (c'est pas le petit épisode de sécheresse de la France en juin 2011 qui est inquiétant parce qu'il est localisé sur la France) mais si vous avez de grandes sécheresses généralisées, nous pourrions très bien avoir une planète qui n'aurait plus de quoi se nourrir. Et là, les conséquences de conflit, mais alors les conflits vraiment des gens affamés, entre eux, peuvent être dramatiques. Je partage ex... – vraiment la même inquiétude que vous. La question agricole n'est absolument pas réglée. Et question agricole c'est évidemment en même temps la question de l'eau et c'est très frappant de voir à quel point dans le budget des pays en développement, même des pays émergeants, le soutient à l'agriculture est aussi faible que le soutient aux politiques de l'eau. Et évidemment on récolte, si je puis dire, ce qu'on a semé. C'est-à-dire une indifférence et donc les émeutes de la faim, elles sont quasiment inscrites. Pourquoi il y a des telles volatilités dans les cours des produits, notamment des céréales ? Pourquoi ? Parce qu'on est à l'extrême limite entre l'offre et la demande. On n'a pas de stocks, ce que vous disiez. C'est-à-dire qu'à la fois, quand il y a un petit déséquilibre par exemple, climatique, quand il y a là une sécheresse, là une inondation, brutalement il y a une sorte d'écart qui se pose entre la demande, toujours forte et croissante et puis la production qui peut pas suffire. Donc évidemment ça peut exploser. Donc vraiment, l'attention à ce duo indissociable de l'agriculture et de l'eau est absolument clé. Mais il y a une autre question du conflit, parce qu'il y a des tas de gens qui sont spécialistes des faux conflits, et notamment à la télévision. C'est-à-dire, ils adorent être dans la catastrophe. Ils adorent par exemple dire que l'eau en France, au robinet, est une eau qui entraîne des poisons. Alors qu'évidemment, c'est faux. Mais évidemment, quand on est dans le catastrophisme on fait des meilleures audiences que quand on est plus mesuré. Et ça c'est absolument irresponsable. Il faut évidemment dire ce qui se passe, il faut évidemment dire que dans l'eau il y a des nouvelles molécules, il y a des résidus médicamenteux, que... évidemment, mais ce qu'il faut savoir aussi c'est que, alors qu'il y a des nouvelles pollutions – mais il y a des progrès énormes aussi dans la mesure de ce qu'on connaît. Donc il y a une sorte de course entre des progrès dans la mesure et des progrès dans le traitement. Donc il faut aussi garder raison. Et quand je vois – écoutez, je viens de Dunkerque. À Dunkerque je vois que, que le – seulement 45 % des habitants utilisent pour boire, l'eau du robinet. Et le reste, et le reste, c'est de l'eau en bouteille. D'abord c'est cher, ensuite, ensuite, c'est évidemment pas bon pour l'environnement, le transport, le plastique, tout ce qu'on peut imaginer et vraiment, mais d'où vient cette crainte de l'eau du robinet qui en France est bonne ? Il y a aucun problème, la qualité de l'eau du robinet en France est tout à fait parfaite. Je me permettrais une petite, une petite disons, particularité, j'aime bien les eaux minérales. J'aime bien les eaux minérales parce que je trouve que, comme le vin, une eau d'Evian, une eau de Volvic, une eau de Vittel, ça n'a rien à voir. Et quand je prend un repas où je me sors de ma poche de quoi payer une bonne bouteille de Bordeaux, j'aime bien aussi choisir une bonne bouteille d'eau. Mais c'est pas une question de poison... De santé. Ou de qualité... C'est pas une question de santé, c'est une question de plaisir. De plaisir. Donc vive le plaisir mais il faut pas, il faut pas prendre, si, vous êtes d'accord avec moi, vous me direz que si on prend la question du plaisir pour une question de santé, vous diminuez votre taux de plaisir. Absolument. Des solutions forcément locales ? L'eau, c'est de la géographie. Et quand on dit « ah, le réchauffement climatique ! » On le dit souvent : avec le réchauffement climatique, il va y avoir de plus en plus de problèmes d'eau. La quantité d'eau, je sais pas si vous en serez d'accord, mais la quantité d'eau sera toujours la même. Avec l'évaporation, avec le transport des nuages, avec les ruissellements, etc. Ça sera globalement, un peu la même chose, toujours, la même quantité. Simplement, ce qui est intéressant, avec, avec le réchauffement c'est que les phénomènes extrêmes auront tendance à se multiplier, c'est-à-dire à la fois des sécheresses et puis des inondations, premièrement. Et deuxièmement, une sorte d'inégalité climatique où les régions qui ont déjà beaucoup d'eau en auront encore plus, (le Canada, la Scandinavie, certaines régions de l'Asie) et celles qui en avaient déjà peu en auront encore moins, (par exemple, la Méditerranée et la rive sud de la Méditerranée). Donc ça ce sont des questions qui montrent bien que déjà, l'eau c'est un phénomène local et plus il y aura du réchauffement, plus la dimension locale sera importante, et que raisonner globalement manque la cible – fait manquer la cible. Je voudrais, sur ce problème local amener un élément sur la nourriture, de nouveau parce que j'ai dit au début que nous avions 95 % de l'eau qui sert à nous nourrir. Nous parlions de l'Afrique du Nord. Aujourd'hui, l'Afrique du Nord vit, si je puis dire, à 30 % au dessus de ses moyens en matière d'eau. Un pays comme la Tunisie, si on met bout à bout tout ce qu'elle consomme en matière d'eau, eh bien, n'arrive pas à boucler son bilan. Elle est déjà à 30 %, là. Comment elle fait pour boucler son bilan ? (parce que les Tunisiens vivent et ils vivent bien.) Eh bien, ils importent ce qu'on appelle de l'eau virtuelle. C'est-à-dire que, comme je vous l'ai dit, l'eau c'est la nourriture, donc si vous achetez sur les marchés internationaux du blé ou de l'orge, c'est ce que font les Tunisiens, eh bien vous faites venir dans la pays, sans l'avoir vraiment transportée, vous faites venir de l'eau qu'on appelle « virtuelle ». C'est beaucoup plus efficace de transporter de l'eau de cette façon-là que d'acheter des bateaux d'eau qui viendraient pour faire pousser du blé en irriguant du blé en Tunisie. Il faut 1000 kg d'eau pour faire pousser 1 kg de blé, donc il faudrait 1000 fois plus de bateaux pour transporter de l'eau que de transporter du blé, donc on ne le fait pas. Alors ceci dé... – je dirais désolidarise un peu le problème de l'eau de son caractère local. S'il s'agit de l'eau agricole, c'est-à-dire de l'eau qui fait la nourriture, on peut vivre dans un pays aride et quand même vivre bien dans la mesure où il existe, sur le marché mondial, des pays bien dotés en eau et où on peut faire pousser du blé, du maïs et de l'orge, et le vendre et l'importer dans les pays qui en ont besoin. Donc pour ce qui est de l'eau agricole je pense qu'il faut effectivement regarder le problème à l'échelle mondiale, ça ne sert à rien de vouloir le régler à l'échelle locale. Bien sûr, tout gouvernant va souhaiter être autonome, d'avoir l'auto-alimentation, l'autoproduction de ce dont sa population a besoin. Malheureusement c'est déjà plus le cas aujourd'hui en Afrique du Nord, en 2050 ce sera 50 % de l'eau qui sera – viendra de cette façon-là et c'est même beaucoup plus grave que ça puisque toute l'Asie, le continent asiatique, c'est-à-dire plus de la moitié de l'humanité en 2050 n'aura pas assez de ressources pour produire la nourriture dont ils ont besoin. Donc le cas de la Tunisie qui est un pays de 10 millions d'habitants, qui importe 30 % de son eau, ce sera un continent de plus de 5 milliards de personnes qui sera obligé de faire venir de l'extérieur, la quantité de nourriture dont elle aura besoin pour manger. Donc il faut que les politiques se mettent ensemble pour élaborer des politiques de fixation des prix agricoles de production, de régulation, de stockage, de façon à ce que cet échange énorme de biens absolument fondamentaux pour l'humanité qu'est la nourriture, soit fait sans connaître ces dents de scie qui sont insupportables en particulier pour les pays les plus pauvres. Voyez, je pense que pour comprendre le monde d'aujourd'hui il faut bien faire la part entre ce qui est global (et on voit ces échanges d'eau virtuelle) et puis ce qui reste local. Et moi, ce qui me frappe dans ce tour du monde de l'eau que j'ai fait pendant deux ans un peu partout dans le monde, je pensais qu'au fond, c'était l'eau potable qui était la vraie question, et en fait c'est le couple eau potable et assainissement, premièrement ; et que la rareté, c'est moins l'eau, comme vous le dites, qui peut circuler, que la terre. Et que pourquoi y a-t-il un tel déficit alimentaire déjà en Asie, c'est qu'ils ont pas assez de terres. Ils ont pas assez de terres arables, d'où les achats un peu partout des asiatiques à Madagascar, en Afrique, en Amérique Latine. Donc cette question de la terre arable est clé et là on est devant une analyse nécessaire d'un triangle clé avec l'eau, l'énergie, et le sol. Et puis, il faut essayer d'avoir une sorte d'équilibre dans la production. Parce qu'avec ce système où on veut pour les habitants des villes toujours plus nombreux, des produits de moins en moins chers. On a de moins en moins de paysans. Que font les paysans qui peuvent plus survivre ? Il vont dans les villes et ils veulent à leur tour des produits de moins en moins chers. Donc on tue les paysanneries et on garde cinq, six pays qui sont des sortes de fermes du monde, comme le Brésil, comme l'Argentine, comme le Canada, avec des cargos qui circulent, avec toujours les mêmes produits, donc extrêmement sensibles à des attaques qu'on pourrait imaginer sur telle ou telle espèce, ce qui se produit toujours quand il y a des manques de biodiversité. Donc il y a ce tissage-là qu'il faut voir entre le global et le local. Sur le problème de l'eau et sa caractéristique locale, j'ai envie de dire que la consommation d'eau doit être adaptée à la disponibilité en eau. Je me souviens, j'ai été un jour sollicité par des petits élèves d'un lycée d'Avignon qui m'avaient demandé de faire une conférence sur l'eau. Et ils m'ont dit « Monsieur, monsieur, est-ce qu'il faut qu'on économise l'eau ? » Au début j'étais un peu surpris, bon, pourquoi ? Et puis en réfléchissant, Avignon est alimentée en eau indirectement à partir du Rhône. Il coule en étiage à côté d'Avignon, 700 m3/seconde d'eau, tous les jours. Est-ce que ça rime à quelque chose d'économiser l'eau sachant que quand on la prend dans le Rhône, elle retourne 10 minutes après, après être passée par une station d'épuration. Je leur ai dit « écoutez, non, à Avignon, c'est vraiment peut-être pas la peine d'économiser l'eau. Tout ce que vous économisez c'est un peu d'énergie. En revanche, quand vous allez voir votre grand-mère qui habite à Roussillon dans un coin où il pleut pas, où il y a pas de pluie et que vous consommer autant d'eau qu'à Avignon, c'est idiot. Il faut économiser l'eau là où ça a un sens. » Donc je pense que les habitudes d'utilisation de l'eau doivent être locales, en fonction de la disponibilité, (pourquoi se priver quand il y en a beaucoup? Et pourquoi gaspiller quand il y en a très peu?) Je pense qu'il faut gérer ça de façon intelligente. Mais il y a d'autres questions qui sont intéressantes. Regardez dans votre jardin. Vous décidez de recueillir l'eau. Eh bien c'est intéressant parce que vous allez moins consommer d'eau, par les systèmes des distributeurs traditionnels. Et si tout le monde économise l'eau de cette manière-là vous aurez de moins en moins de consommation d'eau mais ça veut dire que l'eau, alors que vous l'aurez économisée, est devenue, pour ceux qui n'ont pas les possibilités d'économiser, de plus en plus chère. Donc ceux qui ont pas les moyens d'avoir des systèmes de récupération chez eux, payeront plus cher par rapport à vous qui aurez économisé. Donc ce qui veut dire qu'une petite mesure personnelle doit être conçue dans le système un peu global et que si vous retenez l'eau et que pour une raison ou pour une autre elle est pas réinjectée dans les nappes, eh bien vous avez une influence négative sur la disponibilité d'eau globale. Je voudrais rajouter une chose sur ce que vous avez dit. Celui qui collecte de l'eau dans son jardin à partir de sa toiture, eh bien les écosystèmes qui autrefois recevaient cette eau ne la reçoivent plus. Donc il faut à tout moment avoir à l'esprit que l'eau est quelque chose d'important et de savoir que si les actions que l'on va faire pour se l'approprier pour nous êtres humains, met en danger, plus ou moins, tel ou tel écosystème et qu'il n'y a pas de repas gratuit, on la prend toujours à quelqu'un. Donc il faut voir là où ça prend – ça fait le moins de mal, de supprimer un écoulement naturel qui existait jusqu'ici parce qu'ils entretenaient un certain nombre d'écosystèmes. Je dis pas qu'il faut pas prendre d'eau. Mais il faut avoir conscience qu'on la prend à quelqu'un et minimiser les torts que nous faisons à l'environnement, à la biodiversité, aux écosystèmes en modifiant le cycle de l'eau. C'est pas – on dit, vous savez, l'eau gratuite, mais l'eau, quelque chose qui a un coût et qui a des répercussions, c'est pas gratuit au sens plein du terme. C'est-à-dire que ça a une conséquence, ça a une répercussion et cette répercussion, cette conséquence on la comprend que si on la connaît. C'est pour ça que l'eau il faut la connaître. Et on ne respecte que ce qu'on connaît. Et l'avantage c'est que c'est tellement passionnant, l'eau, c'est que plus on la connaît, plus on a envie de la connaître. C'est déjà fini. Bravo et merci. On se retrouve bientôt pour un nouveau débat, deux invités dans ce même plateau rien que pour eux.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2011
Durée : 31min55
Accessibilité : sous-titres français