La mémoire collective évolue avec le temps. Si elle évolue avec le temps, elle va impacter sur les mémoires individuelles. Je m'appelle Denis Peschanski, directeur de recherche émérite au CNRS. J'ai deux grandes thématiques de recherche. Je suis historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, et en tant qu'historien aussi, je m'intéresse, dans une approche transdisciplinaire, aux sciences de la mémoire. On a défini quatre cercles. Le premier cercle, les personnes exposées, les rescapés, les témoins, les policiers, les médecins, les magistrats, les infirmiers, les pompiers et les parents endeuillés. On a le cercle 2, ce sont les habitants ou ceux qui travaillent dans ces quartiers visés, le 10e, le 11e arrondissement de Paris et Saint-Denis. Le cercle 3, c'est le reste de la région parisienne. Et le cercle 4, c'est trois villes de province : Caen, Montpellier et Metz. Donc ça c'était le design de l'Étude 1000. Et la surprise finalement, c'est que, avant le 13 novembre 2016, on avait 934 volontaires qui étaient venus pour témoigner. L'Étude 1000 a pour particularité d'être une étude longitudinale. Oui, on recueille des témoignages en 2016, mais après, on veut voir comment évolue la mémoire. Comment, en particulier, elle est influencée par la mémoire collective, dont on sait l'impact sur la mémoire individuelle. Donc, on va faire une étude longitudinale et recueillir ces témoignages à quatre reprises : 2016, plus deux ans, 2018. 2016, plus 5 ans, donc 2021. À cause du Covid, on a pris un peu de retard, 2021-22. Et plus 10 ans, mais ça sera la dernière étape, en 2026. Après, toutes ces données, on va évidemment les stocker pour travailler dessus. Et les stocker où ? À l'INA. Ça demande aussi encore un travail. On voit bien qu'il y a à la fois une dimension patrimoniale et une dimension recherche. On construit là le patrimoine de la mémoire du 13-Novembre. Et si on prend les trois phases, on est à 4 500 heures d'entretiens audiovisuels. On peut effectivement faire une analyse longitudinale des témoignages et voir l'interaction avec la mémoire collective. L'Étude 1000 a déjà produit pas mal de résultats, mais ça prend beaucoup de temps parce que qui dit enregistrement audiovisuel dit ensuite transcription speech-to-text. Donc on a pu analyser le discours et voir quels étaient finalement les mots les plus spécifiques à chacune des catégories. Ça, c'est ce qu'on appelle l'analyse des spécificités. C'est un calcul de probabilités qui permet de repérer les mots les plus suremployés ou sous-employés par telle ou telle catégorie. On voit très bien comment, en particulier, s'oppose le discours des cercles 1, 2, 3, 4. Très clairement, ils n'utilisent pas les mots dans les mêmes proportions. Et un seul exemple, le sur-emploi du "je" chez les rescapés, du "nous" chez les intervenants professionnels et en particulier les policiers ou les pompiers. Et ni le "je" ni le "nous" n'est utilisé par le cercle 4, ceux qui sont à distance au maximum. En revanche, le mot "peur" est sur-employé en cercle 4. Vous avez une autre variable, deux autres variables qui jouent : l'âge. On a défini quatre parties, quatre quartiles, les 25 % les plus jeunes jusqu'aux 25 % des plus âgés. On s'aperçoit que l'âge interfère. Et puis, une autre variable, qui est la variable genrée. C'est l'une des découvertes qu'on a faites. Alors même, encore une fois, que nous posons les mêmes questions, quelle que soit la catégorie, le sexe, l'âge, on pose les mêmes questions. Eh bien... Les femmes n'utilisent pas les mots en même proportion que les hommes. Évidemment, comme historien, je suis très intéressé par la mémoire collective. Mais là, on n'est pas dans l'analyse du passé, on est dans une représentation du passé. Et cette représentation, elle se structure autour de dominantes, en quelque sorte, avec des figures structurantes. Et tout ça évolue avec le temps, parce que la mémoire est dans l'histoire. La mémoire collective évolue avec le temps. Mais si elle évolue avec le temps, elle va impacter sur les mémoires individuelles, y compris sur ses propres souvenirs. On se construit une mémoire, et donc ce qu'on s'est construit comme mémoire individuelle est aussi la résultante de ce qu'on a vécu, de ce que l'on a entendu et de ce qui a été dit depuis. Et c'est cette combinatoire qui fait aussi la mémoire individuelle. D'ailleurs, on en voit un exemple assez frappant, comme une sorte de confirmation de la justesse de l'intuition de la dialectique entre les mémoires avec le procès. Le procès du 13-Novembre, qu'on appelle V13, il va durer dix mois. C'est un procès historique de septembre 2021 jusqu'à juin 2022. Les journalistes, ils ont construit leurs reportages à partir des témoignages, donc de mémoires individuelles. Grâce aux médias, puisque c'étaient des journalistes, et grâce aux comptes-rendus qu'ils font, ils vont participer à la construction d'une mémoire collective du 13-Novembre. Cette mémoire collective va se diffuser dans la population et va nourrir les mémoires individuelles à différents degrés, évidemment, des citoyens français. Quand on a mis au point l'Étude 1000, on savait bien que nos 1000 n'étaient pas représentatifs de la société française. Alors comment aller chercher, en quelque sorte, la mémoire collective puisqu'on voulait comprendre aussi l'interaction entre le collectif et l'individuel ? On a fait un partenariat avec le Crédoc. On a eu huit études entre 2016 et 2024, on va encore en faire une en 2026, qui nous permettent de répondre à toute une masse de questions. Parmi les conclusions qu'on peut en tirer, on a deux mécanismes de condensation mémorielle. La première, c'est de quel attentat on va se souvenir. Donc on dit quels sont les actes terroristes qui vous ont le plus marqués depuis l'an 2000. Très vite là, ça se condense. 13-Novembre, janvier 2015, et 11 septembre 2001 sachant que la question c'était en France ou à l'étranger. Donc voilà le mécanisme de condensation déjà sur trois. À un moment donné, il y a eu l'horreur de l'attentat de Nice. On le voit émerger en dessous, mais avec les trois autres. Mais très vite, Nice va disparaître de la mémoire collective. On a la même chose dans le deuxième mécanisme pour dire l'importance de ces études sur la mémoire collective. Deuxième condensation mémorielle, quand on pose la question : quels sont les lieux du 13-Novembre ? Puisque le 13-Novembre apparaît encore une fois comme l'acte des terroristes de référence pendant toutes ces années. Les lieux du 13-Novembre, au début, on a le Bataclan très haut ou les terrasses et Stade de France autour de 45 %. Donc à très haut niveau aussi. Deux ans plus tard, effondrement des références au Stade de France et aux terrasses. À tel point que les journalistes, comme tout un chacun, parlent... On parlait régulièrement des "attentats du Bataclan". Effectivement, la double peine, elle est là aussi. Parce que pour les parents qui ont perdu leur gosse sur les terrasses... Ça a des conséquences aussi sur les personnes et donc ça doit avoir des conséquences sur les politiques mémorielles. On voit bien comment la mémoire est doublement dans l'histoire. Elle évolue avec le temps et elle impacte. Dans le présent, elle est un outil dans le présent. Une sorte d'outil politique même dans le présent.