
Après le 13 novembre, mémoire et science en partage
Dix ans après les attentats, victimes, proches, associations et chercheurs témoignent. Ce film retrace comment la société et la communauté scientifique se sont mobilisées pour faire face au traumatisme, construire une mémoire collective et comprendre l’impact de ces événements sur nos vies.
Réalisation : Philippe Baranzini
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 21min35
Accessibilité : sous-titres français
Après le 13 novembre, mémoire et science en partage
- Le 13 novembre 2015, je vais au Bataclan, voir les Eagles of Death Metal.
- Avec mon neveu, sa femme et mon mari, on allait à des concerts. C'était assez régulier, pour Noël ou nos anniversaires.
- Mon histoire n'appartenait qu'à moi et ma famille jusqu'au 13 novembre 2015, puisque notre fils aîné, Valentin, 26 ans, est décédé ce soir-là, parce qu'il était au Bataclan.
- On ne sait pas comment se sentir après. Mais on se sent complètement déphasé.
- Mon mari, quand les tirs ont commencé, on était encore au balcon, il a regardé. Mais moi j'ai rien vu. C'est ce qui doit expliquer mon petit déni à un moment donné. En loge, j'ai entendu l'explosion du premier terroriste. Pour moi, la police étant là, le concert reprendrait.
- Après l'attentat, une fille qui était au Bataclan avec son mari, a publié un post sur Facebook bien tourné. Je ne sais pas où elle a eu cette idée aussi lucide, aussi rapidement, mais en tout cas elle posait les bases du fait que la vie d'après devait reposer sur la force d'une communauté. Elle propose de créer un groupe privé pour que les victimes puissent discuter. Elle propose de l'appeler Life for Paris. Je deviens vice-président puis président. Pour moi, ma parole doit être utile dans le sens où elle doit permettre à des victimes de venir nous rejoindre. Ou d'autres associations, peu importe.
- L'association Fraternité et Vérité a été créée en janvier 2016. Je l'ai rejointe quand elle s'est créée. Le nom choisi, Fraternité et Vérité, c'était vraiment ce dont on avait besoin, une communauté qui partageait à la fois les mêmes souffrances, mais aussi les mêmes questions, pourquoi, comment, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Quasiment chaque dimanche on s'appelait. Mon neveu, sa femme et nous, on parlait 1 à 2 heures. Ça a été le moyen pour nous d'échanger, de faire sortir les choses.
- J'aime la phrase "Y a au moins 3 vérités : la tienne, la mienne et ce qui s'est passé. On a des divergences de point de vue. Des divergences très factuelles, certains adhérents voient 4 terroristes. On a les images de sécurité, mais ils ont ça dans la tête. Une mémoire individuelle existe, liée à votre positionnement mais aussi à votre ressenti, et c'est finalement extrêmement subjectif.
- Pour un récit commun, il faut mettre en commun nos souvenirs. Une interaction se crée entre mémoire collective et individuelle, avec des corrections, des ajustements. Quand un attentat se produit, des gens réagissent sur place et vont déposer un message écrit. En janvier 2015, la ville de Paris était sidérée, sous le choc. Du coup, ce qui s'était accumulé face au site de "Charlie Hebdo" n'avait pas été collecté. J'écris à la mairie de Paris, dans les 48 h qui suivent le 13-Novembre pour expliquer qu'à la suite de ça, ça ressemblera à janvier, mais en pire : encore plus de mémoriaux, des choses accumulées, il va falloir penser à ce qu'on en fait. On ne peut pas envoyer ça à la benne ou les abandonner. - C'est une collecte très particulière, parce qu'avant de collecter ces matériaux, on a une demande scientifique mais également politique, la demande scientifique ayant été relayée politiquement, en faisant une commande institutionnelle. C'est aussi une collecte particulière, parce qu'extrêmement chargée d'émotions.
- On savait qu'il y aurait collecte, mais on a pris le temps. Les archives de Paris ont attendu, et cette latence nous a permis d'être là. On a fait tout un travail ethnographique, qui vient aux mémoriaux, qui dépose quoi ?
- Le but était de documenter ces mémoriaux et voir leur évolution dans le temps.
- Les archives de Paris ont prélevé messages et objets les plus abîmés, laissant ceux qui venaient d'être déposés. Les fleurs fanées étaient retirées, les bouquets déposés étaient réagencés, pour ne pas créer un effet de vide, comme observé dans d'autres villes, avant. - Et permettre aussi ce temps de deuil dans les meilleures conditions, en préservant matériaux et mémoire. C'était complètement inédit et la méthodologie finalement était complètement à inventer.
- On est sur des milliers de documents. Si on les lit les uns après les autres, c'est très difficile comme ça de dégager les schémas récurrents. Les messages aux victimes, post-attentat, déposés sur les lieux, je les ai traités via la textométrie. J'ai réalisé que ces messages, ni considérés ni collectés, vus comme messages de condoléance... Il y a deuil collectif. Et touchés, on compatit avec les victimes. J'ai réalisé que c'était plus compliqué et qu'il y avait des schémas récurrents. Trois types de messages coexistent : des condoléances stricto sensu, une identification très forte aux victimes et des messages souvent déposés par des touristes, des gens plus lointains de l'événement, qui sentent que l'événement terroriste attaque des valeurs partagées.
- On n'allait pas écarter cet événement tellement traumatisant. D'abord pour les rescapés et les familles, mais au-delà pour l'ensemble de la société et puis pour nous. On était interpellés aussi, car nous travaillons sur des thématiques pouvant donner des clés d'analyse.
- Il y a eu des recherches de collègues sur le traitement médiatique des attentats et des recherches sur les réseaux sociaux. On a plus de recherches et de données sur les attentats de 2015 en France, il faut le savoir, que sur le 11-Septembre. Sur le plan scientifique et sur l'étude des réactions aux attaques terroristes et de la mémorialisation, c'est sans précédent en France et au-delà.
- Notre programme a plusieurs objectifs liés à l'étude longitudinale de la mémoire pendant 12 ans. On commence en 2016 jusqu'en 2028. Le programme a plusieurs particularités. Il est avant tout transdisciplinaire. Le but, c'est que cette moisson de données soit analysée par des chercheurs divers et puis surtout, analysée ensemble par des chercheurs qui ont cette appétence pour travailler ensemble, permettant ainsi de grandes découvertes.
- Chacun a développé cette idée : interroger mille personnes à quatre reprises en dix ans, et on va faire de l'audiovisuel.
- On était dans un studio, filmés, parfois pendant 3 trois heures. On nous demandait de raconter notre 13-Novembre et puis ce qui s'était passé après.
- La règle d'or était double. La première : on n'interrompt jamais la personne. On la laisse développer son point de vue, son analyse, elle répond. Et c'est simplement quand elle s'arrête quand la voix baisse, qu'on pose la deuxième question. - On est filmés, on raconte notre 13-Novembre. Quelques questions nous sont posées. Ce n'est pas dur, ça peut être douloureux. La boîte de mouchoirs doit pas être loin.
- Les psys disaient que ce serait compliqué. "Ils vont pas venir, "ils vont pas vouloir reparler de ça "et ils tiendront pas plus de 15 min."
- Avoir un temps quasi illimité pour parler, où on ne vous coupe pas la parole, où on se centre sur votre discours, c'est une situation extrêmement rare. L'idée est de laisser la personne parler autant qu'elle le veut, en guidant sa parole, car on a des thématiques à aborder. Sur l'Étude 1000, on interroge donc 1000 personnes divisées en quatre cercles selon leur proximité avec les attentats. Le cercle 1 sont les personnes directement impactées : victimes directes, proches de victimes, ou tous les professionnels, magistrats ayant participé à l'enquête, politiques, etc.
- On a le cercle 2, ce sont les habitants ou ceux œuvrant dans les quartiers visés. Le 3, le reste de la région parisienne. Le 4, trois villes de province : Caen, Montpellier et Metz.
- Beaucoup de gens appartenant au cercle 1, notamment les victimes, voulaient laisser une trace de l'événement. Participer à une enquête scientifique, c'était important. Le soutien du CNRS dans l'enquête aussi. Et un autre élément, le fait d'avoir l'aval des associations était une pierre supplémentaire à cet édifice de sérieux.
- Ça fait partie des études, des premières. Peut-être même la première qu'on a poussée en disant aux adhérents que c'était plus grand que nous, que ce n'était pas centré sur nous, ce qui est assez intéressant, parce qu'autant la ferveur médiatique était vraiment centrée sur les victimes, autant là, le contexte était plus global : "Votre témoignage fait sens, mais il va résonner avec le témoignage d'autres gens impactés d'autres manières.
- J'avais aussi ce besoin de raconter. Ça répondait à mes besoins complètement.
- Il s'agissait de se confronter, et je le sentais pour la première fois, entre la réalité et ma mémoire. De se dire finalement : vous en avez retenu quoi ? Vous êtes sûr ? Combien il y avait de personnes ? À quelle heure? Comment ça s'est passé ? Vous sauriez nommer les terroristes ? J'en garde ce sentiment global. Pour la 1re fois, on participe à une chose qui a une rigueur scientifique, avec l'idée d'aboutir à un matériaux qui serve la réflexion.
- Finalement, c'était une manière de ne pas être dépossédé. Au contraire, de reprendre prise sur cette histoire, notre histoire qui allait dans l'Histoire, dans la grande Histoire.
- L'Étude 1000 a pour particularité d'être une étude longitudinale. On recueille bien des témoignages en 2016, mais pour voir comment évolue la mémoire, comment, en particulier, elle est influencée par la mémoire collective.
- Donc on réinterroge a priori les mêmes 1000 personnes, on en rajoute un peu au cours des phases et on en perd aussi.
- On n'a pas d'études comparables sur l'évolution de la mémoire aussi longtemps en longitudinal, au maximum sur les mêmes personnes et dans les dix ans qui suivent l'événement en question. On l'a pour les études électorales, mais pas sur les questions mémorielles.
- Remember a une place particulière puisque c'est l'étude biomédicale orientée vers la compréhension du trouble de stress post-traumatique et les mécanismes de résilience. On s'attend à ce que des personnes qui ont vécu un événement traumatique soit développent une psychopathologie, car c'est un traumatisme majeur, soit prennent d'autres chemins, comme ceux de la résilience même si ce n'est pas noir ou blanc. C'est évidemment beaucoup plus complexe. Comme il s'agit d'une étude longitudinale, certains vont évoluer au fil du temps. La psychopathologie du trouble de stress post-traumatique, elle vient d'une rencontre, d'une rencontre extrêmement malheureuse entre une personne et une situation. Il y a d'abord une période de stress aiguë puis le trouble de stress post-traumatique va s'organiser par la suite. De façon arbitraire, on considère que c'est après un mois que l'on voit émerger certains symptômes qui vont perdurer, avec en premier lieu ces intrusions, ces images intrusives, ou des sons ou des odeurs, et des mécanismes d'évitement qui vont "enfermer" la personne.
- J'ai eu des intrusions, si je reprends la terminologie, mais très particulières. J'ai appris que ça s'appelait "illusions". Évidemment, il n'y a rien de joyeux. C'est toujours autour de la mort. Je ne vais pas citer les plus terribles, mais au lieu de "crémerie", c'est lire "crématorium". Une armoire déménagée horizontalement, pour moi c'était un cercueil. Ça, effectivement, c'était assez particulier et n'était pas un symptôme classique. Mais j'ai trouvé mon salut par ces deux études qui m'ont permis de déposer, déjà sur Remember, de déposer ces troubles. Ces illusions.
- In fine, cette expérience, on peut l'appeler comme ça, vise à comprendre d'une part les mécanismes physio-pathologiques qui conduisent aux intrusions, c'est-à-dire l'incapacité de contrôler les régions de la perception, de l'émotion et de la mémoire via le cortex préfrontal, et en même temps de montrer les mécanismes qui permettent ce contrôle. Les personnes qui ont été exposées aux attentats, mais qui n'ont pas développé de TSPT, elles ont cette capacité à inhiber les intrusions. On le montre par leurs performances, car elles parviennent à le faire. Et en plus, ce qui est l'originalité de ce travail, c'est décrire le mécanisme physiologique, grâce aux résultats de l'IRM.
- C'est très intense, ça peut être fatigant. Il y a des exercices sur 2 jours. Jour 1 : exercices de mémorisation, indépendamment de l'IRM. J'ai trouvé ces exercices durs. Dans un premier passage, on se dit qu'on va faire du par cœur. J'apprends une suite de nombre par cœur, mais ça marche pas, donc faut réfléchir, trouver des manières de se souvenir, etc. Et les tests liés au think/no-think, c'est extraordinaire. Et j'ai adoré.
- Le 1er grand principe du think/no-think, c'est de faire surapprendre ces couples de concepts. Par exemple, le mot "bateau" associé à l'image "maison". Tout ça, on vérifie avant l'IRM. Et pendant l'IRM, soit le mot est écrit en vert, alors l'image arrive dans le cerveau et on mesure les mécanismes physiologiques qui permettent à cette image mentale d'être générée, soit le mot est écrit en rouge, et la consigne est : il faut inhiber.
- On doit se rappeler ce qui fait la paire soit éviter de se rappeler, justement. À chaque fois on dit si on a réussi, ou pas.
- On fait l'hypothèse que cette capacité d'inhiber cette intrusion expérimentale est la même fonction qu'inhiber une véritable intrusion pathologique.
- C'est vraiment une expérience qui est très, très intéressante. On cherche des moyens pour faire des liens. Parfois c'est simple, parfois compliqué.
- Ce résultat va être souligné et peut-être exacerbé dans une 2e étude permettant de suivre cette même cohorte. Et deux ans après, ce que l'on voit, c'est que certaines personnes ont conservé un TSPT, mais d'autres ont évolué. On appelle ces personnes "rémittentes". Ça ne signifie pas qu'elles vont 100% bien, mais elles n'ont plus tous ces symptômes. On va vraiment mettre la focale sur une région du cerveau qui est très importante pour la mémoire et la réguler, les hippocampes. Ce qui est important, c'est que leur taille évolue dans le temps. Ce que l'on voit chez les "rémittents", c'est que la taille de l'hippocampe reprend une trajectoire normale. Elle n'est pas dans une voie d'atrophie comme chez les personnes souffrant toujours de TSPT, mais elle reprend au contraire une pente montrant que la plasticité cérébrale permet de guérir d'un TSPT.
- C'est important, car ça va aider les gens, pas seulement les victimes d'attentats, mais les victimes d'accidents, d'accidents de la route ou collectifs. Si on arrive à trouver les thérapies avec des médicaments, mais pas que, qui leur permettent de mieux aller, de réaffronter la vie courante, ce sera important.
- Il y a un aspect aussi très important, qui a donné lieu à un travail publié récemment en 2025, dans le "British Journal of Psychiatry" : les modifications de la projection future. Parce qu'on pense mémoire... Quand on pense TSPT, on pense mémoire, mais il faut penser aussi futur. Et la suite pour les personnes, il y a bien sûr la mémoire, mais il y a le futur. Comment on appréhende le futur ? On a montré les distorsions de la projection dans le futur dans le TSPT mais également chez des personnes qui ont été exposées et qui ne présentent pas de TSPT. Avec un petit signal rouge, de faire très attention à ces personnes qui ont le message qu'elles sont fortes, car elles ont surmonté une épreuve, alors que dans certains cas, cette force masque une blessure profonde.
- Quand on fait de la recherche, l'objectif est produire des résultats scientifiques. Donc ça, c'est notre 1er travail. Et de manière secondaire, mais ce n'est pas moins important, la 2e chose après lesdits résultats, on communique auprès du grand public. Donc ça se fait par différents biais. Comme des interviews avec des journalistes et par tous les biais existants.
- Ces événements, comme le 13-Novembre sont un peu des événement mondes. Tout le monde a un ressenti, se souvient de quand ça s'est produit, et même hors du cercle des victimes, on a un avis et des souvenirs sur le sujet. Le processus de mémoire collective vient piocher dans les récits qu'on a pu lire de ci de là, qui accroche à certains récits ou à un certain bout de récit. Je suis pas sûr que cette mémoire existe. Les gens, selon leur attachement et les idées auxquelles ils sont attachés, ne focalisent pas événements et souvenirs sur les mêmes faits. On a bien compris que nous, on venait mettre de l'eau dans un moulin qui nous dépassait complètement.
- Ce programme, il nous fait voir les choses différemment. Et j'espère qu'au-delà, il fait évoluer un peu les consciences, les mentalités, en nous faisant bien comprendre qu'on a tous un rôle à jouer.
Réalisation : Philippe Baranzini
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 21min35
Accessibilité : sous-titres français