- On a fait une découverte spectaculaire avec les premiers éléments de notre détecteur parce qu'on a observé le neutrino le plus énergétique qui ait jamais été observé sur Terre. Cette quantité d'énergie dans le détecteur, ça ouvre une fenêtre d'observation sur l'Univers cataclysmique violent, qui est le siège de sortes de cannibalisme astrophysique avec potentiellement des fusions d’étoiles à neutron.
Okay, pour vous suivre, il faudrait qu’on comprenne ce que c’est qu’un neutrino. C’est une particule élémentaire qui traverse l’Univers à toute vitesse. Elle est produite dans le Soleil par fusion nucléaire, par des cataclysmes cosmiques comme des supernovas, mais aussi dans notre atmosphère… Leur spécificité, aux neutrinos, en plus d’avoir une masse presque nulle, c’est qu’ils n’interagissent quasiment pas avec la matière. Dites-vous qu’il faudrait un mur de plomb d'une année lumière d’épaisseur pour arrêter la moitié d'un flux de neutrinos. Et que depuis le début de cette vidéo, des centaines de milliards de neutrinos nous ont déjà traversés !
- C'est une particule très élusive, très difficile à détecter. Le fait qu'elles interagissent très peu avec la matière va nous permettre de sonder l'Univers sur des distances très, très grandes, ou bien même le neutrino va pouvoir sortir de sources astrophysiques denses.
Et ainsi nous fournir une image en temps réel, quand les photons mettent des centaines de milliers d’années pour atteindre la surface du Soleil ! Les neutrinos sont donc des messagers du cosmos très précieux, et surtout une nouvelle façon d’observer notre Univers…
- Les messagers qui sont conventionnels en astrophysique : les photons bien sûr. C'est comme ça qu'on regarde le ciel en premier lieu, on les utilise depuis des siècles. Et on peut même dire d'ailleurs qu’élargir la gamme d'énergie des photons, c'est-à-dire passer de la gamme visible à des gammes inférieures ou supérieures, ça a été une véritable révolution dans l'astrophysique puisque ça nous a vraiment permis de regarder différents types de phénomènes. C'est cette deuxième révolution qu'on essaye de mener, c'est-à-dire regarder le ciel, mais cette fois-ci avec autre chose que le spectre électromagnétique.
Bon, il y a aussi d’autres messagers cosmiques, comme les ondes gravitationnelles qui ont été découvertes tout récemment, ces espèces de vibration de l'espace-temps. Ou encore ce qu’on appelle les rayons cosmiques, ces noyaux d’atomes qui bombardent la Terre en permanence.
- Alors, le désavantage des noyaux, c'est qu'ils sont chargés électriquement. Et du coup ils sont défléchis par les champs magnétiques. Et donc, en fait, ils ne pointent pas, quand ils nous arrivent sur Terre, ils n'indiquent pas la direction où ils ont été produits, contrairement aux neutrinos qui, comme leur nom l'indique, sont des petits neutres. Et donc ça veut dire qu'ils voyagent en ligne droite, ce qui est évidemment très utile pour faire de l'astronomie.
D’accord, mais comment on est censés détecter des particules « passe-murailles » ?
- Eh bien, il va falloir mettre au point des détecteurs gigantesques suffisamment grands pour représenter une cible suffisamment importante pour que, de temps en temps, il y ait des neutrinos qui veuillent bien interagir et se laisser capturer.
Des détecteurs énormes, qu’il faut en plus construire en profondeur : dans une mine, comme l’observatoire de Sudbury au Canada, ou encore sous une montagne, comme le Super-Kamiokande sous le mont Ikeno au Japon. Tout ça parce qu’il faut atténuer le bruit de fond parasite des autres particules produites dans l’atmosphère.
- Et donc nos télescopes à neutrinos sont très singuliers de par l'endroit où ils sont mis, mais en plus, ils ne regardent pas le ciel au-dessus de leur tête, mais au-dessus de notre tête, mais ils regardent le ciel antipodal, c'est-à-dire que si vous mettez un détecteur dans l'hémisphère nord, vous allez regarder le ciel de l'hémisphère sud. Pour principalement regarder les particules qui auraient traversé toute la Terre. Parce qu'en fait, il n’y a que les neutrinos qui peuvent faire ça !
Et comme si les choses n’étaient pas assez compliquées, certains scientifiques, comme Antoine Kouchner et Miles Lindsey Clark, cherchent des SUPER Neutrinos, des neutrinos cosmiques de très très haute énergie. Rien à voir avec ceux qui nous passent au travers par milliards, qui viennent de notre atmosphère ou du Soleil.
- On veut avoir accès à des neutrinos de plus grande énergie que le Soleil. Le Soleil, c'est une énergie de l'ordre du méga électron volt. Alors que le neutrino qu'on a détecté, le super neutrino dont je vous parle aujourd'hui, c'est beaucoup plus d'énergie : on est passé du méga au giga, puis au tera et maintenant au PeV. Donc on a des ordres et des ordres de grandeur bien au-dessus. Pour les détecter, il a fallu construire des détecteurs beaucoup plus grands.
Oui, car ces neutrinos ultra-énergétiques sont beaucoup beaucoup plus rares… D’où la construction d’un des instruments scientifiques les plus ambitieux au monde, au fond de la mer Méditerranée : le KM3Net, un réseau de détection géant, à plus de 2500 m de profondeur, avec un télescope au large de Toulon, et un autre au large de la Sicile qui fera à terme… 1 kilomètre cube ! Alors ces télescopes sous-marins, ils détectent pas directement les neutrinos, mais plutôt la trace de leur passage : en fait les rares neutrinos qui ont interagit avec la Terre produisent des particules secondaires chargées, comme les muons, qui - elles - créent un halo lumineux en traversant l’eau plus vite que la lumière : c’est ce qu’on appelle l'effet Tcherenkov.
- Donc, pour lire cette lumière, on utilise ce qu'on appelle des modules optiques qui comportent 31 photomultiplicateurs, qui sont ni plus ni moins que des caméras très sensibles qui permettent de voir jusqu'à un photon unique. Et on intègre ces modules optiques sur des lignes de détection qui font plusieurs centaines de mètres, jusqu'à 700 mètres de haut. KM3Net, c'est un projet titanesque qui mobilise beaucoup de monde, plus de 22 pays, 68 instituts et 400 ingénieurs, techniciens et scientifiques qui travaillent ensemble pour construire ce détecteur et analyser les données. Des modules optiques comme ça, on va en avoir plus de 6300 à terme sur KM3Net qui seront répartis sur plus de 345 lignes de détection au fond de la mer.
Aujourd’hui, seulement 57 lignes ont été installées, soit près 16% du détecteur final
- Et c'est avec les premières lignes de ce détecteur qu'on a vu ce neutrino phénoménal. C'est une surprise pour nous, d'une part de détecter une telle énergie, puis, c'est vrai, de le détecter aussi tôt dans la jeunesse de la construction du détecteur qui n'est pas du tout achevé. Et là, on a observé un événement d'à peu près 200 fois 10 puissance 15 électron volt, c’est-à-dire "200 PeV", péta électron volt. C'est colossal. On n'a jamais observé une telle énergie pour une particule de ce type sur Terre. Cette énergie-là nous donne en fait accès à un nouveau champ d'observation sur l'Univers.
Pour le coup, ce neutrino est tellement énergétique qu’il n’aurait jamais pu traverser la Terre : en réalité il est arrivé à l’horizontal, à tout juste un degré au-dessus de l’horizon.
- Alors ce qui est passionnant avec cette découverte, c'est qu'en fait elle ouvre un domaine. Elle pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponse. Il y a une énergie qui est la signature d'un phénomène, qui est donc très vraisemblablement extraterrestre, je dirais même très probablement extragalactique Alors après, de quelle source astrophysique il peut s'agir ? J'ai une certaine liste de candidats. Ça peut être une fusion de trou noir. Ça peut être un phénomène transitoire, c'est-à-dire qui s'est produit sur un temps court, qui va peut-être se répéter, mais peut-être pas. Mais ça peut être aussi la signature directe d'un rayon cosmique ultra énergétique qui interagit avec une relique du Big Bang, qui est donc le fonds diffus cosmologique qui s'est découplé du plasma originel 380 000 ans après le Big Bang, qui est partout dans l'Univers et qui arrête les rayons cosmiques de l'ultra-haute énergie. Et en interagissant ils peuvent produire des neutrinos. Ceux-là, on les appelle cosmogéniques. Ces neutrinos cosmogéniques sont prédits, c'est peut-être le premier des neutrinos cosmogénique qu'on ait observés ! Je ne peux pas l'affirmer avec certitude, mais c'est plausible. Pour moi, c'est ce qui est intéressant, c'est qu'en fait, je ne sais pas vous dire exactement ni quelle est la source, ni quelle est le phénomène qui a produit ce neutrino.
En tout cas, un neutrino aussi énergétique pourrait aussi répondre à une question qui taraude les astrophysiciens depuis plus d'un siècle : celle de l'origine des rayons cosmiques, ces noyaux d’atomes chargés dont on parlait tout à l’heure…
- On aimerait bien savoir quelles sont les sources, et pourquoi on aimerait bien le savoir, c'est que, en fait, il nous en arrive avec des énergies qui sont absolument colossales qu'on est incapable de produire sur Terre et qui sont quasiment macroscopiques, mais pour des noyaux d'atomes. Et donc on ne sait pas quels sont les phénomènes astrophysiques qui sont capables de produire de telles énergies ni quelles en sont les sources. Faire de l'astronomie des neutrinos, c'est potentiellement trouver des sources de neutrinos, et donc la source des rayons cosmiques qui nous bombardent en permanence.
Et ce n’est pas la seule énigme que cette particule pourrait résoudre ?
- Ces propriétés sont mal comprises et en les comprenant, on espère trouver des réponses à des questions qui sont bien plus fondamentales et qui sont en fait liées à la fois à la physique des particules et à l'astrophysique. Je pense par exemple à la disparition de l'antimatière dans l'Univers. Au début, après le Big Bang, il devait y avoir autant de matières que d'antimatière. Or l'antimatière a disparu, on est essentiellement dans un monde de matière. C'est ce qu'on appelle en physique une brisure des symétries et les propriétés des neutrinos pourraient nous aider à comprendre ça. Pour moi, le neutrino, c'est la particule caractéristique qui est un trait d'union entre l'infiniment petit et l'infiniment grand.
La prochaine étape, bien sûr, c'est d'essayer d'accumuler une certaine statistique pour voir si une telle observation veut bien se reproduire. Ce qui est compliqué avec l'astrophysique, c'est que ce n'est pas comme la physique des particules. Vous ne pouvez pas refaire l'expérience, vous êtes spectateur, donc vous attendez de voir qu'elle se manifeste à nouveau. Et donc on n'a pas la main là-dessus, mais on espère qu'en augmentant la taille du détecteur, et donc en continuant sa construction, les phénomènes vont se reproduire et en accumulant comme ça des observations du même type, on va pouvoir conclure. Mais on a d'autres outils possibles. Et ça,c'est justement le jeu de l'astrophysique multimessager. C'est-à-dire qu'on peut essayer de croiser nos observations avec des neutrinos avec les autres messagers, que ce soient les messagers conventionnels comme les photons bien entendu, ou avec des ondes gravitationnelles par exemple. Donc ça, ça veut dire essayer de voir si dans la direction du neutrino qu'on a observé, il y a des sources connues. Donc, on va jouer ce jeu dans les années qui viennent. À ce titre, par exemple, ont fait partie d'un consortium européen qui essaye d'échanger les informations sur les différents messagers pour essayer justement de regarder les phénomènes sous toutes les coutures possibles pour en apprendre davantage. Ces nouveaux messagers du cosmos, cette approche multimessagers à laquelle participe l'astronomie des neutrinos, avant tout elle a, pour moi, pour intérêt d'ouvrir une nouvelle fenêtre sans savoir exactement ce qu'on va trouver. Donc ça ouvre tout un pan de recherche extrêmement intéressant.