On a peut-être découvert l'un des légendaires trous noirs primordiaux de Stephen Hawking, ces trous noirs insaisissables qui se seraient formés quelques secondes après le Big Bang. Théorisée il y a plus de 50 ans, leur existence n'avait jamais été confirmée. Mais pour la première fois, on tient peut-être une piste. On est allés la poursuivre au Laboratoire d'Astrophysique de Marseille. - On a trouvé un trou noir qui est au tout début de l'Univers, très massif. Et ce qu'on n'arrive pas à comprendre, c'est comment un trou noir aussi massif a pu se former si tôt dans l'histoire de l'Univers. L'hypothèse qu'on a émise, c'est que c'est peut-être un des tout premiers trous noirs formés juste après le Big Bang, appelés trous noirs primordiaux. Ça, c'est intéressant, car ils avaient été prédits par la théorie mais jamais encore observés. C'était sans compter sur le télescope spatial James Webb : spécialisé dans l'infrarouge, il est capable d'observer l'Univers très profond et donc très ancien. Tout a commencé quand il a découvert de minuscules et très brillants petits points rouges, parsemant les premiers âges de l'Univers. - Ce sont les "little red dots", qu'on n'avait pas vus avant avec les autres télescopes, comme le télescope spatial Hubble qui avait un diamètre de miroir de 2 m. Par rapport à Webb, 6 m, il ne collectait pas autant de lumière. Là, on peut aller voir des objets qui sont très faibles, ces fameux "little red dots", des galaxies qui sont très compactes, très rouges. Et donc la question est : c'est quoi ces galaxies-là ? Tout ce qu'on sait, c'est qu'il s'agit de galaxies primordiales abritant soit une très forte concentration d'étoiles, soit un trou noir supermassif, ceux qui font plus d'1 million de fois la masse du Soleil. - On commence petit à petit à les étudier, dont une galaxie primordiale particulière, qu'on observe telle qu'elle était 700 millions d'années après le Big Bang. On remonte de 13 milliards d'années à peu près. Baptisée QSO1 pour "Quasi Stellar Object", cette toute jeune galaxie abrite en son centre un trou noir supermassif on ne peut plus inhabituel. Tout d'abord sa masse : la vitesse orbitale du halo de gaz et de poussière, qu'on appelle le disque d'accrétion, a permis de l'estimer à environ 50 millions de fois la masse du Soleil. Ce qui est proprement colossal au vu de son jeune âge. Et c'est loin d'être le plus déroutant. Les chercheurs ont constaté que ce trou noir supermassif semblait quasiment dépourvu de matière environnante, alors qu'habituellement, ces trous noirs-là se trouvent au centre de galaxies massives. - Autour de ce trou noir, y'a pas grand-chose. Y'a pas de lumière qu'on reçoit. Donc on a regardé la composition en métaux dans le centre et autour. On voit que la quantité de métaux dans cette galaxie est relativement faible. Pourquoi c'est important ? On sait que les métaux sont formés dans les étoiles. Là, il n'y en a quasiment pas. Donc il n'y a pas eu beaucoup d'étoiles autour de ce trou noir. Donc ce serait le premier "trou noir nu" qu'on observe au début de l'Univers. Et ça, ça nous questionne un peu, parce que normalement, la galaxie va se former d'abord, beaucoup d'étoiles vont se former dans un grand nuage de gaz puis le trou noir va se former au centre, ce qui va prendre plusieurs millions d'années. Là, on a l'impression de voir l'inverse : un trou noir formé en train d'accréter des étoiles qui tournent autour. Jusqu'à présent, on pensait que les trous noirs se formaient soit par l'effondrement d'une étoile en fin de vie, soit dans le cas des trous noirs les plus massifs, par l'effondrement d'un gigantesque nuage de gaz, qui forme un trou noir au centre et des étoiles autour. Bref, dans tous les cas normalement, y'a des étoiles dans l'histoire. Là ce qu'a vraiment étonné les chercheurs, c'est que le trou noir de QSO1 semble n'avoir jamais côtoyé d'étoiles. - Et les deux... Moi non plus, c'est ça que je comprends pas. - Comme souvent en science, quand on fait une observation qu'on n'explique pas avec les standards, on pense qu'on s'est planté. Il n'y a pas d'Eurêka, contrairement à ce qu'on imagine. Pas de : "C'est exceptionnel, on a un truc !" On va passer des mois à vérifier qu'on ne s'est pas plantés. Quand on s'est rendu compte que tout marchait bien, il a fallu qu'on trouve l'autre hypothèse qui pourrait nous expliquer le fait de voir ce trou noir nu. La seule hypothèse capable d'expliquer cette faible quantité de métaux autour du trou noir, c'est celle des trous noirs primordiaux. Mais alors c'est quoi un trou noir primordial ? On a demandé au grand spécialiste des trous noirs : Jean-Pierre Luminet. - L'idée de l'existence de trous noirs qu'on a dit primordiaux remonte aux années 70. Elle a été mise en avant par Stephen Hawking et puis surtout par Bernard Carr, qui a développé toute une théorie assez fascinante selon laquelle, dans les premières secondes suivant ce qu'on appelle le Big Bang, le supposé début de l'expansion de l'Univers, le plasma primordial était tellement chaud et dense qu'il aurait pu y avoir des effondrements locaux dus à la pression extérieure qui auraient formé une première génération de trous noirs qu'on appelle donc primordiaux, avec une gamme de masse allant de trous noirs extraordinairement petits, minuscules, appelés trous noirs quantiques, jusqu'à 1 million de fois la masse du Soleil, qui se seraient formés 1 à 2 secondes après le Big Bang ! - Au début de l'Univers, on n'a que de l'hydrogène et de l'hélium. Les éléments les plus légers de l'Univers. Et grâce à cette composition chimique, dans les zones où il y a plus de densité, la gravité va commencer à faire son travail. Donc ça va s'effondrer, comme on forme une étoile, et ça va donner naissance à un tout petit trou noir. Théoriquement, les trous noirs auraient donc pu se former beaucoup plus facilement au tout début de l'Univers. Il suffisait d'une toute petite quantité de matière pour créer une différence de densité suffisante. D'après Stephen Hawking, il devait même y avoir des trous noirs, minuscules et fugaces, absolument partout ! - C'était tellement intéressant... J'en parle déjà dans mon livre de 1987 sur les trous noirs, y'a un chapitre sur les primordiaux. Mais à ma grande déception, on les a peu oubliés. L'une des raisons, c'est parce qu'il n'y avait aucune observation pour prouver l'existence de trous noirs aussi anciens. Les télescopes ne remontent évidemment pas jusqu'à 2 secondes après le Big Bang. - Ils avaient été oubliés parce qu'on pensait que ces trous noirs primordiaux, ils sont très petits... Stephen Hawking a montré qu'un trou noir s'évaporait, comme l'eau dans une casserole, le trou noir c'est pareil. S'il est très petit, il s'évapore tellement qu'il disparaît. Et ce ne serait pas le cas ! Si on a un trou noir qui est un tout petit peu plus massif et qui perdurera, bien qu'en s'évaporant, il va pouvoir fusionner avec d'autres trous noirs primordiaux. Grâce à ça, on l'observera des centaines de millions d'années après le Big Bang. - Imaginez. Un trou noir de 100 000 ou 1 million de masses solaires qui se forme tout de suite au début de l'Univers. Après, il a 200 millions d'années pour grossir soit par fusion, puisqu'on sait qu'il y a beaucoup de fusions. S'il y a beaucoup de primordiaux, ils ont pu rentrer en fusion et donc faire des trous noirs de plus en plus gros. Ou simplement par accrétion. L'attraction gravitationnelle du trou noir va attirer la matière et les trous noirs vont naturellement grossir. - On pense justement que le fameux "little red dot" observé, Abel2744QSO1, ce serait ça, en fait, un trou noir qui a réussi à passer le cap de l'évaporation, qui aurait accrété un peu de matière autour de lui, ce qui serait suffisant pour qu'on puisse le détecter avec le James Webb. S'ils étaient confirmés, ces trous noirs primordiaux pourraient aider à résoudre un des grands mystères de la cosmologie : la formation des trous noirs supermassifs. On sait que ces ogres cosmiques sont au centre de chaque galaxie massive, mais on ne sait pas comment ils sont arrivés là. - Si ces trous noirs primordiaux sont réels, ça ouvre une nouvelle voie pour expliquer la formation de ces trous noirs très massifs. - C'est la première fois qu'on a une observation assez convaincante. Ça apporte un support expérimental à cette hypothèse qui est assez fascinante, de ces trous noirs qui se seraient formés dès le début de l'histoire de l'Univers. Ce qui montre que les trous noirs, sur lesquels j'ai tellement travaillé et tellement écrit de livres, ne sont pas anecdotiques. Ce sont des objets certes exotiques, mais ils jouent un rôle fondamental dans l'Univers. Ils jouent un rôle maintenant, ils ont joué un rôle dans le passé et ils pourraient avoir joué un rôle dès le tout début de l'univers. - Si ces trous noirs primordiaux arrivent à perdurer quelques centaines de millions d'années après le Big Bang, ça pourrait être des éléments absolument structurants dans la distribution de matière de l'Univers. Parce que la matière va plutôt être attirée par des éléments massifs. Donc la distribution sera influencée par ces trous noirs primordiaux. S'ils ont bel et bien existé, ces trous noirs primordiaux auraient peut-être constitué la trame de notre Univers, des nœuds autour desquels la toile cosmique se serait tissée. Et ce n'est pas tout : ne pourrait-il pas s'agir de la matière noire, cette fameuse matière invisible qu'on cherche depuis près d'un siècle ? C'est vrai que ces trous noirs primordiaux ont intéressé des théoriciens qui se disaient que c'était la matière noire qu'ils ne voyaient pas et posait souci, que c'était possible. Et finalement, non. Ils jouent pour quelques pourcents seulement. Leur rôle vraisemblablement, c'est peut-être vraiment sur la structuration de l'Univers, sur la formation des toutes premières galaxies, mais pas sur la matière noire. Ne nous avançons pas trop. Pour le moment, il s'agit d'une prépublication. Il faut encore que ce résultat soit validé par les pairs et publié dans une revue scientifique. Après ça, il faudra encore identifier d'autres trous noirs primordiaux. - Pour que ce soit vrai, il faut qu'on en trouve plusieurs. Là, on n'a qu'un seul trou noir ! Donc il va falloir qu'on en observe beaucoup plus et aussi avec une très haute résolution. On va dire qu'on est en HD avec le James Webb. Il va falloir qu'on soit en Ultra HD pour voir s'il n'y a vraiment pas de métaux, d'éléments un peu plus lourds dans ce trou noir-là. James Webb ne pourra pas le faire parce qu'il est limité en résolution. On aura donc besoin de nouveaux instruments, comme l'Extremely Large Telescope, en cours de construction au Chili. Avec son miroir record de 39 m et ses instruments de pointe, il pourra observer l'Univers profond à ultra haute résolution et analyser avec une précision inédite la composition chimique des galaxies les plus anciennes. Et puis il y aura aussi NewAthena, un télescope spatial de l'ESA qui pourra détecter les tout premiers trous noirs de l'Univers. - Si cette découverte est effectivement validée, ça ouvrira un nouveau champ de recherche simplement. - Ce n'est que le début. Quand on a une première observation, ça en appelle d'autres ! - Peut-être que dans 10 ans on nous dira : "Vous aviez trouvé le premier." Ou "Finalement, on trouve pas d'autres trucs comme les vôtres." C'est un débat qui pourrait être tranché dans les deux prochaines décennies, pas avant, il faut être patient. Mais voilà, c'est aussi ça qui fait la beauté de la science.