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Modélisation de l’ancêtre commun à tous les membres de notre espèce, Homo sapiens © Aurélien Mounier/CNRS/MNHN

C’est une démarche pas très orthodoxe en paléoanthropologie : reconstituer un ancêtre virtuel en remontant le passé de manière hypothétique, à partir des données génétiques et morphologiques actuellement disponibles. Mais si cette démarche n’est pas courante, elle est fructueuse !

C’est ce qui ressort de la nouvelle étude consacrée aux origines de notre espèce, due à Aurélien Mounier, chercheur CNRS au laboratoire Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (CNRS/Muséum national d’Histoire naturelle), et Marta Mirazón Lahr, professeure à l’université de Cambridge, au Royaume-Uni. Avec une préoccupation essentielle, résumée par Aurélien Mounier : « Grâce aux données génétiques, on sait que l’Homme moderne est apparu il y a 200 000 ou 300 000 ans. Mais pour affiner le scénario évolutif qui y a conduit, ou déterminer exactement ses origines géographiques, nous ne disposons que de cinq crânes fossiles datant de cette période, c’est très peu ! »

Morphologie statistique

Le « fossile virtuel » crânien vise à compenser partiellement cette rareté. Il constitue une reconstitution statistiquement probable de l’ancêtre commun à tous les Homo sapiens, une morphologie ancestrale possible basée sur des techniques de morphométrie géométrique 3 D.

Pour l’élaborer, les chercheurs ont créé un arbre évolutif qui s’appuie sur des données essentiellement génétiques mais aussi morphologiques – pour les spécimens les plus anciens, comme pour Homo ergaster, en l’absence de donnée génétique. Cet arbre représente les degrés de proximité entre populations – et leurs séparations – et les grands mouvements migratoires.

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Arbre représentant les 29 populations humaines étudiées, fossiles et actuelles. Les crânes gris sont tirés de l’échantillon utilisé pour reconstruire celui de l’ancêtre virtuel (en rouge). De gauche à droite : KNM-ER 3733 (Homo ergaster), La Ferrassie (Homo neanderthalensis), Qafzeh 6 (Homo sapiens fossile), Kh-1739 (Afrique du sud, Khoikhoi), AUS001 (Australie), Eu.34.4.1 (Hongrie), EAS-ORSA0427 (Chine) et NA82 (Huron, Canada) © Aurélien Mounier/CNRS/MNHN

Pour nourrir leur modèle, les chercheurs ont analysé et modélisé 263 crânes fossiles et modernes correspondant à 29 populations d’hommes modernes et anciens. Il existe ainsi une correspondance étroite entre les formes crâniennes moyennes de chaque population et la position des populations dans l’arbre de parenté basé sur des données essentiellement génétiques.

Référence et échantillon

À quoi sert le crâne ainsi modélisé ? Tout d’abord, « il accroît, quoiqu’un peu artificiellement, notre échantillon de morphologies possibles pour l’ancêtre des Hommes modernes », précise Aurélien Mounier. « Je fais du terrain depuis dix ans dans le nord du Kenya et je sais combien il est difficile de trouver des fossiles ! »

Ensuite, il sert de référence « à la fin du Pléistocène moyen en Afrique, vers 300 000 ans », pour mesurer la distance morphologique entre l’aïeul et ses « descendants ». Les chercheurs ont donc comparé ce fossile virtuel à ses cinq contemporains connus, bien réels quant à eux (des crânes d’Homo africains fossiles, âgés de 130 000 à 350 000 ans). Cela leur a permis de confirmer qu’à l’époque se forme « la population ancestrale des hommes modernes actuels par fusion de groupes humains relativement distincts, sans doute un peu isolés les uns des autres », provenant des parties méridionale et orientale du continent africain.

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De gauche à droite, vues frontales et latérales des cinq fossiles utilisés dans cette étude pour la comparaison avec le « fossile virtuel » : Omo II (Éthiopie), LH18 (Tanzanie), Florisbad (Afrique du Sud), KNM-ES 11693 (Kenya) et Irhoud 1 (Maroc) © Aurélien Mounier/CNRS/MNHN

Par ailleurs, même âgé de 300 000 ans, cet aïeul virtuel d’Homo sapiens possède déjà un crâne de forme étonnamment moderne : boîte crânienne arrondie, front assez haut, bourrelets sus-orbitaires peu marqués et face peu projetée vers l’avant, soit une morphologie proche de certains fossiles datés de seulement 100 000 ans.

Deux sorties d’Afrique

De leur côté, les populations nord-africaines représentées par le fossile de Jebel Irhoud se seraient mélangées aux néandertaliens après avoir migré vers l’Europe : parmi la collection de crânes prise en compte dans l'étude, seul le fossile de Jebel Irhoud présente « une affinité morphologique forte » avec les néandertaliens.

Pour ses auteurs, cette nouvelle recherche plaide en faveur d’une hypothèse plus large, déjà avancée sur la base d’analyses génétiques, d’une première sortie d’Afrique n’ayant laissé des traces qu’en Océanie, suivie d’une deuxième sortie qui a vu Homo sapiens peupler successivement l’Europe, l’Asie et enfin l’Amérique.

Enfin, conclut Aurélien Mounier, ce crâne est « un outil qui pourra être amélioré » : l’arbre évolutif pourra être étendu ou taillé au gré de futures découvertes de fossiles ou de nouvelles analyses ADN. De fait, ce n’est pas la première fois que ce chercheur recourt à une telle méthode pour « ouvrir une perspective nouvelle » sur l’évolution. En 2016, déjà, il avait procédé de même pour reconstituer l’ancêtre commun à Neandertal et sapiens.