L’Afrique a choisi un autre chemin que celui des livres pour conserver et transmettre son histoire, sa culture, ses coutumes, ses connaissances : celui de l’oralité, des mots passant de génération en génération, avec la figure emblématique du griot, rôle assigné à une lignée de musiciens, louangeurs, mais aussi historiens. Regardé avec condescendance pendant la colonisation, ce patrimoine n’est pas celui d’une Afrique datée. Certes, dans les savanes, les antennes 4G gagnent du terrain sur les arbres à palabres, mais le numérique ne sonne pas le glas de l’oralité ancestrale. Celle-ci reste vivante. Pratiquée dans ses formes héritées mais aussi nouvelles, revivifiée par les réseaux sociaux ou des applications dédiées, elle s’impose également aujourd'hui comme un objet de science à part entière.

Hier on transmettait, aujourd’hui on diffuse

Les « néo-oralités », apparues avec les technologies de la communication et la mondialisation, donnent une nouvelle jeunesse à la tradition africaine.

Un griot – à la fois conteur et musicien – sous un arbre à palabres devant un auditoire en cercle, attentif : l’imaginaire occidental a sa vision consacrée de l’oralité africaine. Comme dans d’autres caricatures, tout n’est pas faux. L’oralité se déroule en effet dans un contexte ritualisé, avec une interaction entre les participants, comme dans l’exemple du griot. En clair, c’est une pratique sociale, un mécanisme par lequel se sont transmis pendant longtemps les langues du continent, ses marqueurs culturels et ses valeurs. Cet ensemble, vaste patrimoine culturel immatériel, était alors vivant. Mais à l’époque coloniale et après, l’oralité a été regardée de haut, comme du folklore, un vestige du passé. Au moins la pratique et le répertoire ont-ils pu se perpétuer. Mais avec les nouvelles technologies de communication et la mondialisation, sont apparues des possibilités inédites de diffusion et d’ouverture à d’autres cultures. L’oralité traditionnelle s’est alors trouvée débordée par des néo-oralités. D’un côté, les paroles d’hier ont pu être enregistrées pour être étudiées et archivées. La conservation et la diffusion numériques ont ainsi pris le pas sur la pratique vivante, y compris pour la préserver. De l’autre, sont apparues de nouvelles formes d’expression dont le slam est la plus emblématique. Cette forme d’oralité non traditionnelle, qui s’inspire aussi des vieux récits, vise davantage à être diffusée que transmise.

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© Anthony Pappone/Moment/Getty Images Plus

Le tam-tam, une mémoire commune à l’Afrique

La science du langage des tam-tams, appelée « bendrologie », sert à décoder les messages tambourinés, notamment d’Afrique. Mais pour les saisir, il faut connaître la langue dont ils épousent le dessin musical. Par exemple, la phrase tambourinée traduite du mooré, langue du Burkina Faso, « le rouge envahit la contrée », annonce l’imminence d’un danger. La bendrologie contribue ainsi à reconstituer l’histoire d’un peuple par l’interprétation des sons et des rythmes. Frédéric Titinga Pacéré, écrivain et premier avocat burkinabé, a promu cette science et lui a consacré un musée.

En Afrique, les noms ont une âme… 

Nommer, c’est identifier, mais aussi adresser un message à l’attention de la communauté ou d’un cercle d’initiés.

En Afrique, au-delà de la diversité linguistique, il existe des normes communes pour nommer les gens et les choses, reposant sur des logiques connues des seuls initiés. Le nom attribué à un enfant, un événement ou un lieu n’est pas arbitraire : il est lié au sacré, à l’histoire ou à la culture. Au Sénégal, pour conjurer le mauvais sort, on appellera l’enfant né après plusieurs fausses couches Yaaxam, un terme wolof qui signifie « reste en vie ou meurs si tu veux ». Chez les Mossis du Burkina Faso, ce sera Noaga (poulet) ou encore Bouanga (âne)… Ces patronymes-ci ont vocation à tromper la mort, qui confondra ainsi l’enfant avec un animal. Dans certaines communautés ouest-africaines, un second nom individuel constitue souvent une référence au surnaturel, aux esprits des eaux ou de la forêt sacrée. Il ne sera prononcé qu’à la mort de l’individu pour lui ouvrir les portes de l’au-delà. Le nom peut enfin porter un message à un membre de la communauté. Chez les Dogons du Mali ou les Bwa du Burkina, par exemple, le nom Ni’o (mauvaise personne) donné à un enfant cible un individu en conflit avec la famille. Se nommer Telou (baobab) en pays Kabyè (nord du Togo) signifie qu’on est invincible. Comprendre la signification d’un nom nécessite d’appartenir à une aire culturelle donnée. Au Togo par exemple, chez les Ewes, Esso veut dire « cheval ». Le même mot, chez les Kabyè, désigne « Dieu ».

Parenté à plaisanterie : un modèle de décrispation sociale

En Afrique de l’Ouest, des blagues ritualisées permettent de désamorcer les conflits entre communautés. 

Et si pour apaiser les tensions sociopolitiques, on choisissait de tourner en dérision les sujets qui fâchent ? C’est le principe de la parenté à plaisanterie que l’on retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest. Et il n’est pas permis de se vexer, quelle que soit la nature de cette plaisanterie. Au Mali, pays en proie à des conflits intercommunautaires sur fond de menace djihadiste, le Bozo traite la nourriture du Dogon de « fourrage à cheval », pour se moquer de ses habitudes alimentaires. En retour, le Dogon dira du Bozo qu’il est un « poisson sur terre », la plus faible créature qui soit, comme un poisson hors de l’eau. Ces moqueries rituelles sont un ciment entre communautés : un colloque (1) de 2015 tenu à Lomé, au Togo, les recommandait pour renforcer la paix sur le continent. Ces moqueries sont issues de pactes de non-agressivité, comme par exemple au Togo, entre les Bassar et les Konkomba. L’histoire raconte que les ancêtres de ces deux ethnies vivaient ensemble dans la région des savanes, dans le nord du pays. Mais leurs relations se sont envenimées à propos du partage d’une tête de chien (qui entre dans la composition de certains plats). L’ancêtre des Bassar a alors dû quitter la région. Depuis, les deux communautés s’accusent réciproquement d’être des « mangeurs de têtes de chiens » à travers l’expression Ossangbangban. Cette provocation bienveillante entre les deux communautés renforce leur appartenance à une histoire commune. En 2014, l’ensemble des pratiques de parenté à plaisanterie du Niger, où elles ont été institutionnalisées par décret présidentiel, a été classé au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. 

(1) Relations à plaisanterie et développement endogène de l’Afrique, Laboratoire d’analyse d’histoire sociopolitique (LAHiSPo) de l’université de Lomé

L’oralité préservée sur la Toile

Les chercheurs africanistes développent de plus en plus de sites web pour archiver et rendre accessibles les ressources de la littérature orale, souvent méconnues. Le site ELLAF, dédié à la documentation et à la recherche sur les littératures en langues africaines, édite notamment des textes sur la tradition orale, comme un livre de berceuses en somali ou des contes en différentes langues.

De son côté, Verba Africana a produit un DVD dédié à l’épopée de Soundjanta, récit sur l’empire du Mali au 13e siècle, avec deux thèmes dits par Lansiné Diabaté, griot de Kela.

Oralités du Monde travaille à la reconnaissance universitaire de l’oralité, et tient à jour un annuaire des chercheurs et institutions spécialisés.

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© Getty Images/ELLAF

La digitalisation au secours du conte africain

Facebook Live ou appli de traduction, les griots modernes se saisissent des nouveaux outils pour diffuser le patrimoine culturel.

Les outils modernes ont élargi l’audience du conte africain. Aujourd’hui, cette oralité emblématique de l’Afrique ne se limite plus au récit autour du feu avec un public restreint. Grâce aux réseaux sociaux, le conte est diffusé au-delà de ses sphères culturelles. Le célèbre conteur burkinabé Gérard Kientega Pingdéwindé (en abrégé KPG) l’a bien compris. En plein confinement, il diffuse ses récits sur son compte Facebook Live chaque soir, comme « Parole de forgeron » ou « Le monstre du village », révélateurs de la culture Mossi. Dans le dessin animé Tales of Africa, diffusé sur TV5 Monde jeunesse, le personnage Ppapa nzenu, ou « vieux sage », traverse les pays africains – Cameroun, Mali, République démocratique du Congo – pour raconter ses histoires. Au Mali, la radio Parana respecte la tradition : elle enregistre les contes durant la saison sèche, puis consacre 30 minutes chaque dimanche soir à leur rediffusion. De son côté, l’application Afrikan Echoes vise à élargir encore davantage l’audience des griots modernes : elle permet de déposer des histoires dans la langue maternelle puis de les faire traduire dans les langues les plus pratiquées sur le continent, comme le oruba, l’amharique et le swahili. C’est un moyen supplémentaire de faire connaître ce patrimoine à travers tout le continent.

L’oralité est-elle une science ?

Les réponses de :

  • Ursula Baumgardt, professeure des universités d’oralité et littérature africaine à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco/PLIDAM) à Paris
  • Alpha Oumarou Bâ, enseignant- chercheur en littérature orale à l'université Assan Seck, à Ziguinchor (Sénégal)
  • Abdoulaye Keïta, chercheur au Laboratoire de littératures et civilisations africaines de l’IFAN/UCAD (Institut fondamental d’Afrique noire) à Dakar

Chant : Boobo © Ahmed Tidiane Barry

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© Rising Voices

Chants de critiques et de paix

Dans le cadre des Mandjuandadi, des cercles féminins réunis en Guinée-Bissau, on peut tout dire : sujets de dispute, déceptions amoureuses, messages politiques. Et tout s’y règle. C’est ainsi depuis l’époque coloniale, quand sont apparus ces groupes générationnels sans barrière ethnique ni religieuse. Une façon pour les femmes de se libérer du quotidien et de s’exprimer ouvertement. Les femmes appartenant à une Mandjuandadi portent le même panu di pinti (tissu peigné), symbole d’appartenance. Assises en cercle, elles marquent le rythme de leurs mains, soutenues par la tina (calebasse creuse dans un seau d’eau), et reprennent en chœur, avec des danses improvisées, les cantigas de dito, les chants de critiques.

L’Afrique à l’ère de la parole 2.0

Les applications de messagerie, nouveaux supports de l’oralité africaine, commencent à proposer des services en langues locales.

Neuf des dix pays les moins alphabétisés au monde sont africains. Pénalisées au début de l’ère numérique, les populations de ces pays ont depuis trouvé leur place sur les réseaux sociaux grâce à l’enregistrement des messages audios, l’équivalent des SMS européens. Plus besoin dorénavant de savoir lire ni écrire pour composer un numéro de téléphone et passer un appel. Sur le continent, de plus en plus de réseaux sociaux locaux émergent à l’instar de Massolo en RDC, Kingui au Mali, OnDjoss ou Lenali au Cameroun. Leur défi : s’imposer face à WhatsApp, l’application la plus utilisée sur le continent. WhatsApp a en effet pris l’avantage en s’adaptant aux réalités africaines : fonctionnement y compris avec des débits faibles et sur des téléphones mobiles bas de gamme. Mais les initiatives se multiplient : Lenali, par exemple, propose une version en langue locale pour faciliter l’utilisation des smartphones pour les analphabètes. Qu’elles soient africaines ou non, ces innovations technologiques renforcent la communication orale et facilitent la diffusion des messages. Fin 2018, l’Afrique subsaharienne comptait 456 millions d’abonnés mobiles, selon la GSM Association.

Le slam, la parole aux plus jeunes

Hier réduits à l’écoute des anciens, les jeunes prennent aujourd’hui la parole. Leur outil ? Le slam qui, contrairement aux contes, fait la part belle aux plus jeunes et leur permet de déclamer leurs convictions, leurs ambitions et leurs émotions. Continent de l’oralité par excellence, l’Afrique s’est approprié cette nouvelle forme d’expression poétique venue des États-Unis, comme en témoigne l’organisation de la Coupe d’Afrique de Slam Poésie dont la deuxième édition est annoncée pour novembre 2021.

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© Akeza.net
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© Pierre Morel/Divergence

Le mabanga, nouvelle forme de griotisme

En République démocratique du Congo, les artistes intègrent dans leurs chansons – contre rémunération – les noms de personnalités et d’entreprises. Connue sous le nom de mabanga, cette pratique, tirée de l’expression « lancer la pierre » en lingala, se situe dans la continuité des récits louangeurs des griots. Elle constitue ainsi une adaptation et une réinvention de l’oralité traditionnelle par les artistes congolais… utilisée à leur profit par les politiciens congolais, qui s’efforcent ainsi d’accroître leur renommée.

Ici, le chanteur et artiste Koffi Olomidé lors du diner de gala du forum Forbes Afrique.

Le théâtre au service de la prévention santé

Le recours à des saynètes jouées permet aux populations de s’identifier aux situations décrites et facilite leur adhésion aux conseils de prévention.

Au Burkina Faso, l’humoriste et metteur en scène Gérard Ouédraogo, alias « Son excellence Gérard », a créé avec de jeunes comédiens une pièce sur la Covid-19 en octobre 2020. La représentation a eu lieu à l’Atelier du Rire, une salle de spectacle à Ouagadougou avec pour objectif de sensibiliser la population aux mesures barrières. Au Rwanda, la radio communautaire Ishiringo a diffusé des pièces radiophoniques sur le même thème, jouées par des écoliers. En RDC, pour enrayer la propagation du virus Ebola qui avait emporté plus de deux mille personnes en 2018, la troupe théâtrale Vision de Beni a présenté des sketches tragi-comiques, pour dénoncer les comportements à risque et rappeler chacun à ses responsabilités. Ce type de théâtre, dit « de développement », permet aux spectateurs de s’identifier aux situations concrètes décrites et donc de mieux adhérer aux conseils de prévention. Au-delà, le recours à l’oralité reste la forme la plus répandue de diffusion des messages de sensibilisation, souligne Jacob Yarbatioula, sociologue et enseignant-chercheur à Ouagadougou.

Les figures de l’oralité africaine

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    Le grot (ou jeli)
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    La lignée des Kouyaté
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    Nelson Mandela
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    Djibril Tamsir Niane
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    Geneviève Calame-Griaule
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    Amadou Hampâté Bâ
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    Pierre-Claver Akendengué
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    Francis Bebey
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    Aya Nakamura